À ce propos, je me souviens encore de mon étonnement à la découverte de l'ostéopathie américaine contemporaine lors d'un voyage organisé par Bruno Ducoux et Sabine Dugied en octobre 1997 au collège d'ostéopathie de Kirksville (KCOM), au moment du Founder's Day, un temps de rencontres et de symposium organisé annuellement. Notre voyage était centré sur la recherche de nos racines ostéopathiques, à la rencontre d'A. T. Still. Je dois préciser qu'à cette époque, j'étais immergé dans la traduction de l'Autobiographie de Still.

Premier choc à l'arrivé au KCOM : locaux flambants neufs de taille conséquente (notamment lorsqu'on les replace dans le contexte local, Kirksville étant une petite bourgade de 16000 habitants). Un impressionnant hall d'entrée dans lequel on découvre la cabane de naissance de Still, démontée, ramenée de Virginie et remontée à Kirksville, ainsi que, de l'autre côté, la première salle de classe reconstruite à l'identique. Nous avons également pu visiter le musée comportant beaucoup d'objets ayant appartenu à Still ou sa famille, ou correspondant à leur époque, ainsi que de nombreux écrits et photos de l'époque.

Cabane-naissance-Still  Premier-ecole-Still
 Cabane de naissance de Still Première école de Kirksville

Un second choc, lors de la visite de la bibliothèque du collège, immense, remplie d'une phénoménale quantité d'ouvrages sur la médecine et les sciences de la médecine, en constatant le tout petit espace consacré aux textes purement ostéopathiques.

Un troisième choc, lors de la première conférence, celle de Norman Gevitz, un sociologue américain de grande renommée, venu rendre son rapport au sujet d'une étude à lui demandée par les instances ostéopathiques américaines, estimant l'ostéopathie insuffisamment connue et reconnue aux yeux du public américain de l'époque. Quelques années auparavant, Norman Gevitz avait été mandaté par les chiropracteurs américains pour le même motif : comment faire pour améliorer l'image de la chiropraxie auprès du grand public. Et les solutions qu'il avait préconisées avaient tellement bien fonctionné, que les ostéopathes (pourtant souvent en opposition avec les chiropracteurs) avaient mandaté le même personnage pour la même mission.

Intrigué et passionné par l'histoire de Still, je m'étais plongé dans l'étude de l'histoire de l'ostéopathie aux USA et je savais qu'elle était chaotique, jallonnée de coups foireux en tout genre pour l'entraver. Peu à peu, état par état, les ostéopathes avaient obtenu un premier niveau de reconnaissance, leur donnant le droit d'exercer en tant que tels. Puis, dans les années 1960, fut créé le titre de DO (Doctor in Osteopathy), associé à des prérogatives équivalentes à celles des MD (Medical Doctor), ce qui avait conduit beaucoup de praticiens DO à ne plus pratiquer l'ostéopathie, mais la simple médecine allopathique.

Pourtant, ce que nous dit Norman Gevitz à propos de l'ostéopathie aux USA en 1997 nous laissa pantois. Il commença ainsi sa présentation : « La médecine ostéopathique est le secret le mieux gardé du système de santé américain. Après plus de cent ans d'existence, en dépit de soins rendus à plus de trente millions d'américains, et en dépit du récent triplement du nombre de ses collèges et du nombre de ses diplômés, la profession médicale ostéopathique est généralement la moins connue des principales professions de soins aux Etats-Unis. Au mieux, seulement quinze pour cent des américains ont entendu parler des D.O. et de la médecine ostéopathique, connaissent l'étendue de l'exercice médical ostéopathique, et sont capables d'exprimer clairement les différences significatives qui existent entre les D.O. et les autres praticiens de santé. Pourquoi en est-il ainsi ? Quelles sont les conséquences de cette invisibilité sociale ? »[1].

Il poursuivit en indiquant les chiffres suivants : en 1997, les USA comptaient 36 000 praticiens ostéopathes officiellement enregistrés, la plupart pratiquant la médecine classique. Un sondage avait permis de déterminer que parmi eux, seuls 3000 environs pratiquaient réellement les techniques manuelles ostéopathiques et que sur ce nombre probablement pas 300 pratiquaient l'ostéopathie crânienne.
Ces chiffres nous ont laissés rêveurs : nous ne comprenions pas que dans le pays d'origine, les praticiens disposant d'un « outil » aussi fabuleux à nos yeux que l'ostéopathie, l'aient abandonné au profit d'une pratique médicale banale.

Mais ce qui nous a finalement le plus surpris, ce sont les propositions faites par Norman Gevitz, pour tenter de « redorer le blason » de la profession auprès du grand public. Pour l'essentiel, elles étaient identiques à celles faites aux chiropracteurs quelques années auparavant : mener une intensive campagne de sensibilisation mobilisant tous les médias, campagne financée par 2% du revenu brut prélevé auprès des praticiens. Or, à aucun moment, il ne proposa, ni ne conseilla aux ostéopathes de simplement pratiquer l'ostéopathie... Et, à notre connaissance, l'ostéopathie n'est pas mieux connue aux USA aujourd'hui qu'à l'époque.

Quel lien, me direz-vous avec ce que nous vivons aujourd'hui en France ? Notre situation est radicalement différente, puisque nous n'avons pas d'autre choix que de pratiquer l'ostéopathie. Le lien, certes, n'est pas direct, mais bien plus subtil. Il tient au respect de nos valeurs fondamentales qui, pour un ostéopathe, sont de nature philosophique. Pratiquer l'ostéopathie, ce n'est pas seulement utiliser et appliquer des « techniques d'ostéopathie », c'est aussi et surtout, les pratiquer avec un esprit ostéopathique, ou en cohérence avec la philosophie ostéopathique. Et sur ce point, nous sommes directement concernés. Tout simplement parce que pour obtenir une reconnaissance de la part du système médical et des pouvoirs publics, les ostéopathes ont été amenés à privilégier des éléments et arguments qui ne sont pas du domaine philosophique, mais du domaine scientifique.
Les ostéopathes ont cherché à se couler dans le moule du système médical, moule qui à l'évidence ne lui convient que très partiellement. Le résultat en est une ostéopathie qui ne garde d'ostéopathie que le nom. Un emballage vidé de sa substance essentielle. De la poudre aux yeux. Nous retrouvons là une des caractéristiques de la société actuelle dans laquelle le plus important est ce qui se voit, l'emballage, même si le contenu ne correspond pas à ce que l'on en attendrait. Une civilisation fondée sur l'apparence.

En insistant sur ce point, je me donne l'impression d'être un vieux barbon radoteur. Pourtant, cela me semble aussi simple qu'essentiel et c'est pour cela que je ne puis que le redire : si nous voulons perdurer en tant qu'ostéopathes, la seule chose qui puisse vraiment nous aider, c'est le respect de nos valeurs fondamentales. Et cela ne concerne pas tant nos institutions syndicales, professionnelles, académiques, que chacun de nous, individuellement. Puissent ces quelques mots ranimer quelques feux sacrés dormant sous la braise.


1 Voir à ce sujet le second numéro de la revue Apostill (octobre 1998, pp. 12-17) dans lequel ce voyage est largement relaté.
Photo de H.H. Gravett : Museum of Osteopathic Medicinesm, Kirksville, MO, USA [cat# 2008.79.05].