Still se référait souvent à Christophe Colomb et l’allégorie qu’il nous présente pourrait s’appliquer à la vie en général. Chaque cycle de vie n’est-il pas une grande traversée destinée à nous faire découvrir quelque essentiel caché ? Chaque expérience de la vie ne présente-t-elle pas également – à une échelle plus réduite –, les mêmes caractéristiques ? Le cheminement d’un ostéopathe me semble bien également répondre à cette métaphore. J’aimerais aujourd’hui partager avec vous quelques étapes de cette traversée et vous proposer quelques une de mes découvertes, sachant par expérience qu’elles peuvent aider d’autres à progresser plus rapidement.

« Y a-t-il quelqu’un parmi vous n’ayant aucun problème de palpation ? » Voilà une des premières questions que je pose à mes étudiants lors de cours en collège ou en séminaire. Il est rare que des mains se lèvent et lorsque cela arrive, elles sont très peu nombreuses. Le plus souvent cette question déclenche un murmure dont je ne puis déterminer s’il exprime le scepticisme, le doute, ou simplement la résignation. Je rassure tout de suite mes étudiants : lorsque j’ai commencé à étudier l’ostéopathie, et notamment l’ostéopathie crânienne, la palpation a été pour moi un énorme problème. Elle l’est resté bien longtemps parce qu’à cette époque, malgré la bonne volonté de mes professeurs et de mes congénères, personne n’a pu m’aider de manière efficace.

Les difficultés
Dans ces cours, il y avait schématiquement trois groupes de gens : aux extrêmes, ceux qui sentaient spontanément et ceux qui ne sentaient pas, et entre les deux, ceux qui sentaient de manière sporadique. Malheureusement, ceux qui sentaient ne savaient pas comment ils faisaient pour sentir et ne pouvaient donc pas aider ceux qui ne percevaient rien. Je pense d’ailleurs que nos doutes, nos questions, nos incertitudes continuelles les agaçaient, de sorte qu’ils finissaient par adopter à notre égard une attitude condescendante et par admettre que dans la vie, il y a les chanceux et les malchanceux, et que de toute évidence nous faisions hélas partie du mauvais groupe.

Parfois, je parvenais à sentir quelque chose. Mais c’était rarement ce qui était demandé ou proposé. Et, bien évidemment, je m’invalidais, donnant d’office raison à « l’autre » qui, par définition, savait mieux que moi…
Aujourd’hui encore, ce problème demeure entier chez les étudiants, en tout cas en France. Jusqu’à un passé très récent, aucune pédagogie de la perception n’a été mise en place dans les collèges. Les questions sont la plupart du temps éludées par des réponses du genre : « Attends, continue, ça va venir » ou bien, « Il faut de l’expérience, du temps, ça viendra en son temps ». Malheureusement, le temps arrange rarement les choses et toute une partie particulièrement intéressante de l’ostéopathie se trouve inaccessible à ces étudiants qui finissent par penser qu’ils n’y arriverons jamais ou que de toute manière « tout cela, ‘c’est du bidon’, on sait que ça ne bouge pas. »

C’est donc dans cet état d’esprit que dans le début des années 70, je commençais mon activité professionnelle d’ostéopathe. Je laisse le lecteur imaginer dans quel état de frustration et d’insatisfaction je me trouvai par rapport à l’ostéopathie crânienne. Heureusement, j’avais eu la chance d’assister à plusieurs séminaires donnés par Viola Frymann, et ce que j’avais vu, entendu, expérimenté, avait enlevé tous mes doutes sur la validité du concept.
Ajoutons à cela que nous n’avions quasiment pas accès aux sources écrites de l’ostéopathie. Les écrits d’A. T. Still, de W. G. Sutherland, de R. Becker, de V. Frymann, pour ne parler que des plus connus n’étaient pas traduits et même difficilement trouvables en France et nous ne pouvions donc y recourir.

Alors comment faire ? Je me suis retrouvé dans la situation de Colomb à laquelle se réfère souvent A. T. Still : « Avec cette pensée, je gréai mon esquif et lançai mon embarcation, comme un explorateur. Comme Colomb, je trouvai du bois flottant sur la surface. Je notai la direction du vent, d'où il venait, et dirigeai mon bateau en conséquence. » (Still, 1998, 76)
Mon cheminement consista donc à trouver les éléments essentiels constituant une palpation, à les mettre à l’épreuve de l’expérimentation, puis à développer une pédagogie, permettant à d’autres de comprendre et de parvenir eux aussi à une palpation fiable, tout en gardant l’esprit que : « La démonstration procure le fait qui sous-tend l'assertion, elle est la preuve de sa véracité. Donnez moi ce que vous voulez, mais pas de théorie que vous ne puissiez démontrer. » (Still, 1998, 357)
Mais parallèlement, ce que j’expérimentais me conduisit à remettre en cause bon nombre d’éléments aujourd’hui devenus quasiment dogmatiques chez les ostéopathes. Voilà le cheminement que j’aimerais vous présenter aujourd’hui.



Les fondements de la palpation
Des textes dans lesquels les auteurs parlent de palpation et auxquels j’ai pu avoir accès, j’ai retenu que la plupart d’entre eux décrivent ce qu’il sentent, sans jamais dire comment ils font pour sentir ce qu’ils sentent. Évidemment, un homme comme Sutherland, immergé qu’il était dans son sujet, ne se posait certainement pas ces questions. Les gens qui l’ont suivi les ont sans doute résolues suffisamment pour ne plus se les poser non plus.
Cette description de ce que sentaient nos maîtres nous a mystifiés : nous avons traduit cela par quoi sentir, nous ingéniant à reproduire un phénomène comme s’il était systématique et constant alors qu’avec la vie, c’est plutôt la variabilité qui domine. Nous tentions de projeter un modèle préétabli dans un système vivant qui avait probablement tout autre chose à nous confier.

La présence
Le premier pas important pour moi, fut de découvrir la nécessité d’être présent. Cela semblera bien banal à plus d’un, pourtant, sur le plan de la mise en pratique journalière, cela n’est pas si évident : « Tout ce qui passe pour évident cache toujours quelque chose qui ne l’est pas. » (Favre, 1994, 210) Qu’est-ce que cela veut dire « être présent ? » Seule l’expérimentation directe peut nous renseigner vraiment. Il faut que quelqu’un m’indique comment faire pour atteindre cet état, que je mette en pratique ce qui m’est proposé, que je ressente ce qui se produit pour moi, que je le compare à l’état antérieur. C’est un apprentissage nécessitant une pédagogie, un entraînement laborieux, presque totalement absents de l’enseignement de l’ostéopathie française. Une fois expérimenté cet état, il faut recréer les conditions permettant de le retrouver, de l’améliorer, journellement, malgré les interférences que la vie actuelle génère avec prodigalité.

Lorsque je découvris la présence, que j’appris à vivre dans cet état de manière plus constante et plus fiable, je commençais à percevoir des choses que je n’avais jamais ressenties auparavant, aussi bien dans le domaine de l’ostéopathie que dans la vie en général... Malheureusement, beaucoup d’entre-elles ne figuraient pas dans le catalogue des perceptions légales, ce qui me perturba vraiment beaucoup, ostéopathiquement et autrement… J’étais perdu en plein océan…

Sur le plan ostéopathique, je découvris pourtant que lorsque je me fiais à ce que je percevais, des choses positives survenaient chez le patient. Le plus spectaculaire fut sans doute l’utilisation de cet état dans la compression de quatrième ventricule. Cette technique a été longtemps pour moi source d’interrogations. En parlant d’elle avec des confrères praticiens, j’étais surpris de constater que beaucoup d'entre eux lui accordaient peu de place. En les questionnant sur les raisons de leur désaffection, la réponse était souvent : « Parce qu'elle ne me donne pas de résultats intéressants » ou : « Cette technique ne marche pas » ou : « J’ai l’impression de perdre mon temps. » D’autres, au contraire, étaient enthousiastes, pratiquants convaincus et réguliers de la technique. Pour moi, à cette époque, elle donnait des résultats tout à fait inconstants, parfois merveilleux, avec des changements dans le corps du patient, souvent perceptibles par le patient lui-même, parfois – je devrais dire souvent – déroutants : il ne se passait rien et j’avais effectivement l’impression de perdre mon temps.

D’où ces questions : pourquoi une technique que W. G. Sutherland lui-même considérait comme majeure – il disait à ses étudiants : « Quand vous ne savez pas quoi faire d’autre, comprimez le quatrième ventricule. » (Sutherland, 1990, 37) – pourquoi donc une telle technique donne-t-elle des résultats avec certains praticiens et pas avec d'autres ? Pourquoi lorsque je la pratique, fonctionne-t-elle parfois merveilleusement, et parfois pas du tout ?

La première réponse me fut fournie par la mise en pratique de l’état de présence. Lors de l'enseignement et de l'apprentissage de la technique, on insiste sur la mise en place physique, mais on ne parle jamais ou presque de l'attitude du praticien. Assurer la compression dans la région occipitale, puis attendre, la pensée vagabondant où bon lui semble, n'est pas suffisant pour réussir la technique. La présence du praticien est essentielle. Là se trouve, fort probablement, la différence entre le praticien qui applique cette technique avec succès et celui qui n'obtient pas ou peu de changement. Nos maîtres utilisaient probablement ces éléments de manière tellement naturelle, qu'il ne leur est sans doute pas venu à l'idée d'en parler. Il nous semble toujours que ce qui est évident pour nous l'est aussi pour les autres. Ceci est, hélas, totalement erroné.

Lorsque je commençais à expérimenter la présence, la technique commença de fonctionner de manière plus uniforme, mais comprenant que c’était mon état qui déterminait cette variation, je me trouvais à nouveau très perturbé : voilà qui est troublant pour une technique décrite d’une manière très « scientifique » par la plupart des ostéopathes…



L’attention
En pratiquant de plus en plus la présence dans mon travail avec les patients, j’en vins à découvrir que selon l’endroit où je plaçais mon attention, la perception au sein des tissus variait parfois considérablement. Je me souviens encore du jour où j’établis consciemment la relation entre la perception et le placement de l’attention. : j’étais « à la lutte » avec une articulation occipito-mastoïde gauche qui rechignait à se libérer. Le matin même, j’avais lu un article sur un ostéopathe, le Dr Randolph Stone, né en Autriche et émigré aux Etats-Unis. Cet article traitait des relations polaires des différentes parties du corps, évoquant notamment la relation existant entre temporal et os iliaque, entre articulations occipito-mastoïde et sacro-iliaque. Je me posai la question d’un lien éventuel entre la lésion occipito-mastoïde que je tentais de libérer et un possible problème sacro-iliaque à gauche et projetai mon attention sur la région sacro-iliaque gauche du patient. Immédiatement, les tissus de l’articulation occipito-mastoïde se mirent en mouvement et la libération se fit comme par magie.

Cela peut paraître surprenant, pourtant, lorsque nous communiquons dans la vie courante, nous utilisons cette technique : nous plaçons notre attention sur la personne ou la zone d’espace avec laquelle nous désirons communiquer. Il s’agit donc d’une faculté tout à fait ordinaire de la vie. La seule chose nouvelle ici est la conscience qui permet un contrôle beaucoup plus étroit. Aujourd’hui, le placement de l’attention est devenu pour moi une action ordinaire mais consciente.

Au fur à mesure du temps qui a passé, la prise en charge de l’outil s’est améliorée, puis raffinée, de sorte qu’aujourd’hui la perception est devenue plus fiable, permettant de développer une véritable communication interactive avec les tissus vivants.
Il faut également ajouter que la compréhension de la notion de communication interactive avec les tissus, grâce au contrôle de l’attention a grandement amélioré la faculté de présence. Il est bien plus facile de demeurer présent avec une personne lorsque la communication est interactive (c’est-à-dire à double sens) que lorsque elle ne l’est pas : qui peut facilement demeurer avec l’attention stable sur un objet matériel pendant longtemps ?

L’intention
Une dernière aventure est venue renforcer ma certitude de la communication interactive avec les tissus vivants. Elle est issue d’une expérience très simple : on demande à une personne de gonfler un ballon de baudruche et de le tenir entre les doigts, sans le serrer particulièrement. Il faut que la personne soit assise correctement, les coudes reposant sur une table ou sur ses genoux et qu’elle soit centrée et attentive. En prenant le temps de laisser arriver la perception, elle obtient rapidement la sensation que le ballon se gonfle et se dégonfle alternativement. L’objectif de cette expérience est de faire percevoir à une personne sa propre impulsion rythmique. L’intérêt du ballon est qu’il double l’amplitude de gonflement/rétraction tissulaire, parce que les mains sont en opposition. Leur expansion simultanée répercutée par le ballon devient donc très perceptible. Ce système permet à des personnes n’ayant aucune expérience en palpation crânienne ou tissulaire, de percevoir leur propre impulsion rythmique – à leur grande surprise.

Une des premières choses que font ces gens, c’est d’arrêter de respirer, pour voir si ce mystérieux mouvement est relié à leur respiration thoracique. Et bien entendu, ils constatent que le mouvement continue, presque sans varier. Ceci vient infirmer l’idée selon laquelle le mouvement du mécanisme respiratoire primaire serait secondaire à la respiration thoracique.

En m’amusant avec ce ballon, je découvris que je pouvais influencer ma propre impulsion rythmique : il me suffisait de demander mentalement avec une ferme intention à mes tissus d’entrer en expansion pour que le mouvement change et s’amplifie en expansion, tout en diminuant en fréquence. Fort de cette première constatation, je me demandai si je ne pourrais pas induire autre chose. Je demandai une torsion et le ballon répondit en se mettant en torsion, du côté demandé. Lorsque je demandai l’autre côté, il répondit, mais moins facilement, comme réticent. Cette expérience me bouleversa parce qu’elle venait infirmer certains éléments qui m’avaient toujours été présentés comme absolus, notamment le rythme de l’impulsion rythmique, que je découvrais labile – on me l’avait toujours présenté comme particulièrement stable –, et différent du rythme habituellement indiqué (10-12 par minutes). Il était plus lent (entre 6 et 8) et variait en fonction des jours. Ne parlons pas des patients chez qui il était souvent encore plus lent.
L’autre chose qui me bouleversa, c’est de pouvoir induire une torsion dans ma structure uniquement avec une intention. J’essayai immédiatement la même chose chez mes patients et leurs tissus répondirent. En revanche, la réponse n’était ni uniforme ni égale des deux côtés. La plupart du temps, un côté était plus libre que l’autre. Je venais de découvrir que par mon intention, je pouvais induire consciemment quelque chose dans les tissus du patient et obtenir une réponse. Il m’incombait d’analyser la qualité des réponses et de les comparer. Voilà qui renforçait considérablement l’idée de communication interactive.

Avec l’intention, je pouvais accumuler les différents paramètres lésionnels de la symphyse sphéno-basilaire avec une facilité déconcertante : il me suffisait de formuler successivement les côtés de chaque lésion, d’analyser le côté répondant le plus facilement, puis de demander aux tissus d’y aller et de les y maintenir pour analyser successivement les autres paramètres. Quelle audace vis à vis de mes enseignants qui m’avaient toujours demandé de ne rien induire !

La différence est que je le faisais consciemment et que j’analysais la réponse des tissus répondant à ma demande. Je m’aperçus alors que les tissus – la vie même – tentent toujours de répondre, mais qu’ils le font « comme ils peuvent ». Aujourd’hui, j’ai adopté l’attitude consistant à induire systématiquement, mais consciemment. Je suis même à peu près certain que pour obtenir quelque information venant des tissus vivants, il faut l’induire, c’est-à-dire la demander. Et en même temps, j’ai compris que là aussi, je m’étais sans doute laisser mystifier, acceptant les inductions des autres et essayant de m’y conformer et d’y conformer les tissus de mes patients, avec tous les problèmes qui en avaient découlé.

Cela nous permet de comprendre pourquoi nous finissons tous par sentir la même chose au niveau du système crânien : c’est ce que nous nous attendons à percevoir ! Malheureusement, ces découvertes vinrent du même coup invalider beaucoup de certitudes antérieures et comme Colomb, je me suis retrouvé bien perdu au milieu de l’océan… L’océan des perceptions, toujours lui. Ayant bouleversé mon ancien référentiel, je me trouvais dans l’obligation d’en développer un autre, ce qui me demanda quelques temps.



La tension
Je sentais désormais ! Je savais comment faire et je ne me privais pas d’utiliser ces merveilles avec mes patients. J’avais pourtant l’impression de ne pas aller aussi loin qu’il fallait dans le travail de libération au sein des tissus des patients.

Viola Frymann me mit sur la voie lors d’un séminaire présentant les premières techniques sur les fascias, à une époque où tout cela nous était inconnu. Nous ne comprenions pas pourquoi des tissus (crâniens ou autres) se mettaient spontanément en mouvement, présentant des mouvement totalement différents des mouvements physiologiques codifiés : « Cette approche pourrait être comparée au déroulement du fil du téléphone entortillé. Il est trop laborieux et pas toujours satisfaisant de le dérouler tour par tour. Soulevez-le par une extrémité et laissez pendre le récepteur, cela introduit une certaine traction. Laissez-le tourner dans un sens puis en sens inverse, alternativement, jusqu'à ce qu'il s'arrête. Le fil est alors complètement dénoué. » (Frymann, 1976, 16) Ainsi donc, nous établissions avec les tissus les conditions d’un échange, ce qui leur permettait de libérer de l’énergie par du mouvement. Voilà qui me semblait bien ostéopathique !

Notre rôle se bornait à créer les conditions pour que cela soit. Mais, pour que ce processus d’échange puisse réellement commencer, il me semblait que d’autres éléments que présence, attention et intention devaient être utilisés.
Le premier que je trouvai fut la tension. On m’avait toujours dit d’être détendu pour sentir quelque chose. Je me rendis compte que je sentais mieux en mettant de la tension dans les doigts. Décidément, je ne m’épanouissais qu’en contradiction ! Je me rendis compte qu’en augmentant progressivement la tension dans les doigts – une simple tension isométrique –, quel que soit l’endroit de la structure où je me trouvais, un mouvement finissait par naître spontanément qu’il suffisait de suivre jusqu’à son arrêt pour détendre la structure, c’est-à-dire lui faire libérer de l’énergie.

Je pouvais appliquer cela à toutes les structures du corps, même au mécanisme respiratoire primaire et cela fonctionnait bien. Pourtant, j’avais souvent l’impression que les tissus me « baladaient » et que ces libérations quoique bien réelles, demeuraient relativement superficielles. De plus, elles duraient souvent fort longtemps, alors que lorsque j’avais vu travailler Viola Frymann, les techniques ne m’avaient pas semblé si longues.



La densité
La solution me vint un jour que j’étais à la tête du patient et que malgré ma présence, mon attention et mon intention, malgré la tension que je tentais de mettre dans les doigts, rien ne bougeait, rien ne se libérait. J’eus l’intuition que pour arriver à quelque chose, il fallait « rentrer » dans cette structure. Cela également je me l’étais toujours interdit, suivant encore en cela les admonestations de mes maîtres qui, se fondant sur les propos de Sutherland – l’oiseau sur la branche –, nous répétaient sans cesse : « surtout n’appuyez pas ». J’avais d’ailleurs expérimenté sur mon propre crâne le supplice de mains trop « pesantes ». Pourtant, cette fois, dès que je commençai à rentrer plus nettement dans la structure du crâne du patient, le mouvement démarra, lent, lourd, presque majestueux, mais libérateur. Acceptant de me « laisser aller » dans la structure, j’avais la sensation qu’elle me demandait d’appuyer toujours plus, à tel point que je demandais plusieurs fois à mon patient : « ça va ? » Il me répondit : « ça fait beaucoup de bien, ça soulage ! »

J’ai peu à peu compris que le fait de « rentrer » dans la structure, permet de trouver un accord avec son état de matérialité, que plus on veut traiter des structures naturellement denses, plus il faut accepter d’aller au-devant de cette densité et donc de « rentrer » dedans, et que les difficultés essentielles des patients se trouvent bien souvent dans les structures les plus denses.
Enfin, j’ai découvert une chose étonnante : une fois l’accord avec l’état de densité d’une structure – fut-elle osseuse –, bien établi, on a la sensation de travailler avec du fluide ! Viola Frymann nous expliqua cela dans un cours sur la palpation : « Comment pouvez-vous tester la maturité d'un fruit mûr ? Si la pression exercée par vos doigts excède la résistance opposée par les tissus du fruit, la chair du fruit sera meurtrie, creusée, en fonction de la force de la pression. Si, au contraire, les forces de résistance à la pression du fruit pas mûr excèdent la pression d'une main très timide, vous n'obtiendrez aucune connaissance sur la maturité du fruit. Vous ne serez renseigné sur sa maturité qu'en ajustant votre pression aux forces de résistance émanant du fruit, et vous ne l'abîmerez pas. » (Frymann, 1963, 16-31) Au moment de l’accord entre notre appui et la résistance du fruit, nous avons une sensation de type fluidique, ou plus exactement plastique.

C’est à partir de ce moment que j’ai réellement compris la notion de fulcrum tant développée par W. Sutherland et l’ostéopathie crânienne. Lorsque nous considérons les structures denses du corps comme solides au sens physique du terme, seule la notion d’axe peut vraiment s’appliquer. Il faut induire la fluidité pour comprendre l’idée de fulcrum qui va gauchir toute une structure et altérer ses appuis physiologiques. Un tel concept suppose la fluidité, la ‘déformabilité’, même au niveau des structures les plus denses. Aujourd’hui, je compare le corps humain vivant à une méduse. Elle est toute fluidité, malgré des structures plus denses que d’autres qui imposent des fulcrums. Notre corps est de même, à un niveau de densité certes plus élevé. C’est notre considération, notre non-compréhension de cela qui nous empêche de nous mettre à l’unisson de ses densités et de ressentir la fluidité, même au niveau de l’os.

Les paramètres de palpation
Aujourd’hui, lorsque je m’adresse à une structure, quelle qu’elle soit, je commence à établir un accord avec sa matérialité en la comprimant doucement et progressivement avec les mains, et surtout en suivant la réponse qu’elle propose spontanément à cette compression. Cela me donne l’impression d’établir un accord avec sa nature la plus matérielle. Je mets ensuite progressivement de la tension dans les doigts, ce qui améliore encore la condition de l’échange et favorise la création des phénomènes d’échanges lui permettant de libérer de l’énergie retenue, en ce mettant en mouvement. Je suis présent au patient, mon attention est placée sur la structure que je désire libérer et l’intention est justement qu’elle se libère de tout blocage.

Dans cette communication, nous avons utilisé des paramètres subjectifs (présence, attention, intention) et des paramètre objectifs (densité, tension, vitesse lorsque le mouvement naît). Ces six paramètres constituent les paramètres de palpation et me permettent d’entrer en communication interactive avec les structures vivantes et de les aider à se libérer de leurs surcharges énergétiques.

Si nous voulons utiliser encore l’allégorie d’A. T. Still concernant la traversée d’océan, nous pourrions dire que ces paramètres constituent des instruments nous permettant de naviguer de nous orienter quelque peu au sein de l’océan des perceptions.



Ostéopathie et science
Ce qui vient d’être développé est l’expression d’une expérience personnelle, essentiellement fondée sur la perception et la tentative d’explication, de rationalisation d’expériences successives. C’est une expérience du même type que vécut W. G. Sutherland. À partir d’une idée taraudante, qu’il appela lui-même « l’idée folle », il s’enfonça, comme Colomb, sur l’océan à la recherche des indices dont il avait besoin. Sa quête dura de nombreuses années et ses trouvailles furent nombreuses. Il tenta d’expliquer ce qu’il avait ressenti en générant des modèles. L’un d’eux s’appelle le mécanisme respiratoire primaire.

La modélisation
Qu’est un modèle ? Dans le sens que nous allons utiliser, c’est une tentative pour représenter simplement quelque chose de complexe afin de pouvoir être compris et utilisé. Un bon modèle permet une meilleure compréhension des phénomènes mais également la prédiction et la reproduction de l’expérience.

Sur le plan pratique – utilisation et résultats cliniques –, le modèle proposé par Sutherland, est un bon modèle : il a largement fait les preuves de son efficacité.
Sur le plan scientifique en revanche, il a dès le début, subi les attaques de ceux qui ne le reconnaissaient pas comme scientifiquement défendable.

L’interactivité de la vie
Un des problèmes essentiels concernant l’utilisation et l’application des modèles à la vie, c’est qu’elle est infiniment changeante, mobile, influençable, répondant de manière interactive, donc souvent déroutante.

Le modèle de Sutherland permet de vivre cette interactivité entre praticien et patient, mais il ne l’explique pas et surtout, il n’en tient que très peu compte : cette interactivité, bien qu’utilisée constamment, n’est quasiment jamais évoquée. Or lorsque l’on commence à vivre cette interactivité, elle met en évidence certaines faiblesses inhérentes au modèle que révèlent de récentes expériences à caractère scientifique.

Les approches crânienne, crânio-sacrée, fasciales, tissulaires, quel que soit le nom qu’on leur donne, se fondent explicitement ou non, consciemment ou non, sur l’interactivité praticien/patient. Cela signifie que le praticien, qu’il en soit conscient ou non, induit quelque chose chez son patient, altérant les réponses obtenues. Même lorsqu’elle est vécue consciemment, cette interactivité est sans doute profondément subtile, parce qu’elle manifeste la rencontre de deux êtres porteurs chacun d’un lourd inconscient vivant, donc agissant.

À cause du nombre de facteurs non contrôlés, l’étude scientifique d’un tel composite ne peut qu’être particulièrement difficile, sinon même impossible. Elle ne pourra sans doute qu’être approchée. Une des attitudes les plus répandues chez les ostéopathes a été de la nier, prétendant que les phénomènes d’expression de la vie tels que l’impulsion rythmique crânienne, par exemple y était peu sensibles. De récentes expériences démontrent le contraire.



Les récentes recherches
La récente étude de J. Norton sur le modèle interactif est à ce propos intéressante, parce qu’elle montre bien les conséquences de l’interactivité. Ce physiologiste américain, enseignant de le collège d’ostéopathie de Nouvelle Angleterre a testé le modèle interactif appliqué à l’impulsion rythmique crânienne (IRC), dans le but de documenter et d’analyser la succession des cycles d’IRC chez des sujets humains en bonne santé. Voici quelques conclusions auxquelles arrive cette étude :

  • La durée des cycles d’IRC a été trouvée plus longue, et la fréquence par conséquent plus petite que ce qui est habituellement rapporté par la littérature.

  • Lorsqu’un seul examinateur travaillait sur un seul sujet au cours de multiples séances de mesures, les durées de cycles indiquées présentaient des variations insignifiantes. En revanche, lorsque différents examinateurs pratiquaient ce même examen sur un même patient, de significatives différences apparaissaient.

  • Lorsque les examinateurs travaillaient séparément, une corrélation significative dans la durée des cycles crânien et sacré a été mise en évidence, mais lorsque deux examinateurs travaillaient simultanément, l’un au crâne, l’autre au sacrum ils rapportaient des durées de cycles différentes.

  • Ces trouvailles viennent étayer les prédictions du modèle de pression tissulaire ou interactif, et ne soutiennent pas le concept d’interaction crânio-sacrée.

Cette étude vient mettre en cause certains éléments presque considérés comme dogmatiques par les ostéopathes crâniens, comme la vitesse du rythme d’impulsion, son indépendance par rapport à la personne qui palpe, et l’interaction mécanique crânio-sacrée par le tendon central.

Gérer l’interactivité
Il nous semble aujourd’hui que pour pouvoir obtenir des résultats signifiants et scientifiquement utilisables il faut accepter, intégrer, gérer l’interactivité sous une forme ou sous une autre. Tant que nous n’en tiendrons pas compte, ou que nous la rejetterons, nous ne pourrons pas la comprendre et donc formuler des modèles qui lui soient adaptés et par conséquent, la plupart des études donneront des résultats incertains ou non interprétables.

L’étude de James Norton montre également – bien que cette conclusion ne soit pas formulée –, que l’interactivité praticien/patient, même inconsciente, se gère assez facilement d’elle-même lorsqu’un seul opérateur travaille avec le sujet, mais plus du tout lorsqu’un second praticien entre en jeu. Les interférences deviennent alors particulièrement nombreuses et non interprétables.
Il serait donc particulièrement intéressant de créer des protocoles prenant en compte l’interactivité praticien/patient et proposant les éléments clés nécessaires à la gérer de manière fiable.

À ce niveau, notre expérience dans le traitement à plusieurs praticiens – notamment chez les enfants handicapés –, nous permet de supposer qu’une fois conscients de cette possibilité, il devient possible de coordonner les attentions et les intentions, ce qui rend abordable le contrôle et la gestion de l’interactivité praticiens/patient.
Bien que ne sachant pas encore si cette voie offrira des améliorations par rapport à l’approche scientifique des phénomènes reliés à l’ostéopathie crânienne, nous pensons qu’elle mérite d’être explorée, l’expérimentation étant le seule moyen de la mettre à l’épreuve.

L’œuvre de Sutherland ne doit pas être minimisée. Beaucoup de ces hypothèses se confirment, même si toutes ne sont pas scientifiquement convaincantes. Par chance, l’interactivité du vivant, fait que même si les modèles de Sutherland ne sont pas parfaits, ils sont suffisamment respectueux de la vie pour l’aider. Les succès obtenus grâce à ces techniques sur tant de millions de gens suffisent pour témoigner de leur utilité et de leur validité.

Mais nous devons poursuivre, nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir, beaucoup de réflexion à apporter à l’amélioration de nos modèles, à l’élaboration d’études permettant de les tester. Rien n’indique que cette voie est la bonne. Aujourd’hui comme au temps de Sutherland, l’expérimentation précède l’explication et la création de modèles. Comme le fit Still, nous devons accepter de remettre en cause nos vieux schémas : « Mon père était un fermier progressiste, et il était toujours prêt à laisser de côté un vieille charrue s'il pouvait la remplacer par une autre mieux adaptée à son travail. Durant toute ma vie, j'ai toujours été prêt à acheter une meilleure charrue. » (Still, 1998, 168)

L’attitude dogmatique n’a jamais permis d’avancer et cela devrait être particulièrement évident pour l’ostéopathe censé connaître la vie. Citons encore Valéry : « Ce qui n’est pas fixé n’est rien, ce qui est fixé est mort ». (Valéry, in Favre, 1994, 34) Cette remarque nous semble particulièrement ostéopathique.



Bibliographie

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, 1994. Dictionnaire des idées non reçues.
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Frymann, Viola M. : Philosophy of Osteopathy,
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Frymann, Viola M. : Palpation in the Workshop,
AAO Yearbook, 1963, 63 : 16-31.

Norton, James M. Ph D. : Documentation sur l’impulsion rythmique crânienne,
Department of Physiology University of New England College of Osteopathic Medicine
11 Hill's Beach Road Biddeford, ME 04005 phone: [207]283-0171 fax: [207]283-3249
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Sills, Franklin, The Polarity Process,
Ed. Element Books Limited, Longmead, Shafesbury, Dorset, 1989.
Traduit en français : Sills, Franklin, 1991. Equilibrer l'énergie vitale par la polarité.
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Sutherland, William Garner, 1990. Teachings in the Science of Osteopathy.
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Still, Andrew Taylor
, 2003. Philosophie de l'ostéopathie.
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