Le livre des damnés - La beauté

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Par beauté, j’entends ce qui semble achevé. L’incomplet ou le mutilé est laid.

Pensez à la Vénus de Milo;  un enfant la trouverait laide. Mais un esprit qui s’affranchit des critères physiques habituels peut l’imaginer complète et belle. Une main possède aussi sa beauté. En revanche, une main abandonnée sur un champ de bataille n’a rien de beau.

Tout ce qui nous entoure est parcelle d’une créature relevant de plus vaste, et de plus vaste encore. De sorte que je ne vois pas de beauté dans le fragmentaire. Ce sont des apparences situées entre la beauté et la laideur, et seul l’universel est achevé. La beauté, c’est donc l’achevé. Une parcelle ne peut refléter la beauté du tout.

Par stabilité, j’entends l’immuable et l’inaltérable. Ce n’est certes pas l’attribut des créatures apparentes qui ne sont que des réponses à d’autres créatures. La stabilité appartient à l’universel et englobe tout. Même si certaines créatures semblent posséder un degré de stabilité enviable, elles se situent quelque part dans la gradation entre stabilité et instabilité. C’est dire que chaque être humain en quête de stabilité, qu’il s’agisse de permanence au travail, de survie ou de longévité, tente de fixer à l’échelle locale un état d’absolu réservé à l’universel.

Par indépendance, entité et individualité, je pense à une créature n’admettant aucune présence externe. S’il ne devait subsister que deux créatures à se partager un seul univers, l’indépendance, l’entité et l’individualité de l’une et de l’autre seraient compromises.

Les tentatives d’organisation, de système et de cohérence, certaines mieux réussies que d’autres, sont toutes intermédiaires entre ordre et chaos. Elles sont d’ailleurs vouées à l’échec à cause de leurs rapports avec des forces extérieures. Toutes visent la complétude. Tant que des facteurs externes influencent les phénomènes locaux, ces tentatives avorteront ; l’achèvement est incompatible avec l’idée d’influences extérieures.

Donc tous ces termes sont synonymes, chacun tendant à décrire l’état que j’appelle l’absolu positif. Notre existence entière vise à atteindre cet état.

Voilà donc le paradoxe ultime : chercher l’universalité en excluant son milieu. C’est le processus commun à toutes les manifestations de toutes les sphères d’un grand réseau finalement inextricable.

Les religieux possèdent un idéal de l’âme ; c’est le siège d’une entité stable et distincte, une espèce de sanctuaire. Tout le contraire d’un flot d’ondes en contiguïté et en réaction avec l’environnement, un lieu de fusion avec une infinité de consciences interdépendantes.

Pourtant la seule créature qui ne fusionnerait pas avec une autre serait celle qui englobe tout.

La vérité est aussi l’apanage de l’absolu positif, sa quête est celle de l’absolu.

Des scientifiques se sont crus occupés à chercher la vérité, mais n’ont poursuivi que des vérités astronomiques, chimiques ou biologiques. L’ultime vérité est celle qui englobe tout ; rien ne pourrait la modifier, la remettre en question ou lui faire admettre des exceptions. Elle représente le tout et l’achevé.

Par vérité, j’entends donc l’universel.

Des chimistes ont cherché la vérité et le réel ; ils ont échoué, car les phénomènes chimiques subissent l’influence du milieu. Toutes les lois chimiques sont truffées d’exceptions. Car la chimie est en contiguïté avec l’astronomie, la physique et la biologie. Par exemple, si le Soleil devait prendre ses distances de la Terre et que la vie humaine parvenait à subsister, nos formules chimiques si familières ne tiendraient plus la route. Il nous faudrait réécrire la chimie.

Toute tentative de découvrir la vérité dans le particulier revient à chercher l’universel à l’échelle locale.

Les artistes cherchent l’harmonie. Les pigments de couleur s’oxydent pourtant, réagissent aux influences de l’environnement, tout comme les cordes d’un instrument de musique résonnent au gré des milieux chimique, thermique et gravitationnel. Encore une fois, ce dénominateur commun des idéaux, c’est la poursuite, localement, de l’objectif réalisable uniquement à l’échelle universelle. Je suis d’avis que seul règne l’intermédiaire entre l’harmonie et le désordre. L’harmonie englobe toutes les forces.

Des peuples ont combattu avec un mot d’ordre : celui de l’individualité, de l’entité ou de la définition, l’espoir d’un peuple autonome ni subordonné ni tributaire d’un autre. Jamais n’a-t-on atteint autre chose que l’intermédiaire, l’histoire des traités en faisant foi. De tout temps, des envahisseurs et des intérêts conflictuels ont désiré l’omnipotence.

Quant aux phénomènes de nature physique, chimique, minéralogique ou astronomique, il peut sembler inusité de les personnifier et de leur prêter une quête analogue de vérité ou d’entité, mais je pense que tout objet cherche l’équilibre ; que tout élan vise à l’équilibre, tend vers une plus grande réussite de l’équilibre.