Se retirer pour entrer en relation
L’idée de ce mémoire est partie d’un texte qui m’a d’abord frappé, puis accompagné tout au long de mon chemin d’ostéopathe. Dans ce texte, Jacques Andréva Duval relate son apprentissage et son expérience auprès de son maître, Rollin Becker.
Pour l’instant, un nouveau disciple était là, frais débarqué de Paris, comprenant mal le langage texan et sirotant timidement son café trop chaud ; et il voulait « travailler ». « OK, me dit Rollin. Pendant plus de trois semaines, vous allez donc venir avec moi dans mon Cabinet et vous traiterez tous mes patients. Mais dès demain matin, en approchant le premier patient, que pensez-vous qu’il vous faudra changer ? » Une fois de plus, j’étais pris au dépourvu. Je me lançai dans quelques prudentes considérations thérapeutiques où entraient la régulation des mouvements involontaires, le rééquilibrage des mécanismes primaires et la correction des forces adverses en présence. Mais il m’interrompit très vite. « Vous n’y êtes pas du tout. Vous n’aurez pas à changer quoi que ce soit dans l’état de mes patients : l’intelligence de leurs cellules et la puissance de leur physiologie s’en chargeront, si elles le veulent bien. Vous pourrez peut-être les y aider ; mais rien de plus. Non, ce qui est à changer, à transformer totalement, c’est vous et vous seul. Understand ? » [1]
Quel retournement de situation, quel paradoxe ! C’est le praticien qui doit se transformer, et non le patient. Qu’est-ce que Rollin Becker veut nous faire comprendre ? On abandonne le faire et on plonge dans l’être. On s’intéresse à soi et on se met au travail. Un travail sur soi ! Mon maître de massage thaï en Thaïlande me répétait déjà depuis longtemps « Pourquoi est-ce que vous faites du massage thaï ? Pour soigner ! Pour vous soigner vous-même ! » [2] Et voilà que les grands noms de l’ostéopathie s’y mettaient également. L’ostéopathie devenait d’un coup beaucoup plus captivante que lors de mes années d’études en école. Je me suis alors plongé dans les écrits de Becker pour y découvrir sa vision philosophique de l’ostéopathie. Citant principalement Andrew T. Still et William G. Sutherland, il nous parle notamment de Souffle de Vie, de Potentiel inhérent, d’immobilité dynamique et de Fulcrum. Mais ce qui était à l’époque nouveau pour moi, c’était l’idée de Fulcrum Spirituel.
Avant d’aller plus loin, revenons d’abord sur la notion de fulcrum. Défini comme étant un point d’appui ou encore un point pivot, le concept de fulcrum est très présent dans la philosophie et la pratique ostéopathiques. Mécaniquement on peut assez aisément comprendre ce concept. Le fulcrum est un point d’équilibre entre des forces en déplacement. « Par définition, il est immobile par rapport à ce qu’il centre et mobile par rapport à ce qui le centre. » [3] Lors d’un mouvement, en s’adaptant, il reste le point de référence pour l’expression du mouvement et, à la palpation, on reconnaît un fulcrum comme un point d’équilibre des tissus. Les exemples souvent cités pour décrire un fulcrum sont l’œil du cyclone ou le moyeu d’une roue. Puis cette notion de fulcrum a été étendue au domaine non matériel. Becker en est venu à parler de praticien fulcrum, comme d’un praticien autour duquel le patient peut se réorganiser en profitant du fait que le praticien revêt les propriétés d’un fulcrum : être un point d’appui immobile, suspendu et centré, autour duquel s’organise le mouvement et permettant un maximum de puissance et de capacité d’adaptation. Becker nous dit ainsi : « J’ai tout d’abord besoin de m’apaiser tranquillement de l’intérieur afin d’être prêt à recevoir des patients. » [4]
Et Adah Strand Sutherland, parlant de son mari, renchérit : Plusieurs fois par jour, il se mettait dans ce qu’il appelait un « moment de silence », temps de calme sans activité apparente. Il faisait cela avec la plus grande simplicité et le plus grand naturel. C’est à partir de ces oasis de contemplation que surgirent les raisonnements et les résultats les plus fructueux. […] Il aimait cette phrase : « Écouter le silence » et utilisait l’analogie du compositeur qui fait usage avisé des silences autant que des sons – les « silences communicatifs ». Deux aphorismes lui servaient à nourrir ses ressources intérieures : « Be still and know » [5] et « Closer is He than breathing » [6]. Lorsqu’arriva le moment d’enseigner, il s’y référa avec un naturel non affecté parce qu’ils faisaient partie intégrantes de sa philosophie et de sa vie quotidienne. Le Dr Sutherland ne suivait aucune voie connue, mais il en suivait une [7] !
Les pionniers de l’ostéopathie avaient, semble-t-il, déjà leur façon de rentrer en contact avec eux-mêmes pour trouver cet « œil du cyclone intérieur ».
Mais comment devenir ce point de paix et de tranquillité ? Quand nous sommes pris dans le tourbillon de la vie, dans le tumulte de nos pensées ou dans la fatigue d’une fin de journée surchargée, qu’en est-il de la qualité de notre fulcrum de praticien et de notre présence ? Ne ressentons-nous pas dans ces moments de trop plein le légitime besoin de ralentir et de nous détacher, un instant ou plus, pour reprendre contact avec notre Être essentiel ? [8] Est-ce cette transformation à laquelle nous invite Rollin Becker ? Le détachement peut-il être une posture intérieure de l’ostéopathe qui va à la fois développer son fulcrum de praticien et améliorer la qualité de la relation à son patient ?
Nous nous attacherons dans un premier temps à réfléchir sur les concepts de praticien fulcrum et de Partenaire Silencieux, en nous interrogeant notamment sur l’importance du savoir être en ostéopathie. Comment se mettre au travail si la seule chose à transformer totalement, c’est nous et nous seuls ? Notre proposition est alors la suivante : le retrait (dans le sens de repli sur soi, détachement, mise en recul) peut-il être une posture adéquate pour se mettre au travail sur soi et bonifier la relation thérapeutique ?
Dans un deuxième temps, nous détaillerons les différentes étapes du détachement telles qu’envisagées par la pensée de Maître Eckhart. Dans un contexte de recherche de Dieu, nous verrons à quel point ce détachement est mise au travail sur soi mais ne constitue en rien une fuite du monde ou une forme d’indifférence de ce qui se joue à l’extérieur.
Enfin, nous montrerons en quoi le retrait oblige à la relation, à être un acteur du monde et comment praticien et patient y ont un intérêt commun. La notion d’espace entre, voie de dépassement et lieu éthique, sera aussi au centre de notre réflexion.
[1] Duval Jacques Andréva, Techniques ostéopathiques d’équilibre et d’échanges réciproques, Sully, 2eme édition, 2008, p.120.
[2] Traduction littérale de « Why do you do Thai massage ? To heal ! To heal yourself! »
[3]J Tricot Pierre, Approche tissulaire en ostéopathie, Niveau 2, Manuel de cours, 2007, p.45.
[4] Becker Rollin E., La vie en mouvement, Sully, 2012, p.39.
[5] Tirée du Psaume 46 dans la Bible, que l’on peut traduire par « Apaise-toi et sache que Moi, Je Suis Dieu » (NdT) ou « Du calme intérieur à la Connaissance. »
[6] Traduction littérale: « Plus près de Lui que de la respiration. »
[7] Strand Sutherland Adah, Avec des doigts qui pensent, Éditions Sully, 2014, p.105.
[8] KG Dürckheim parle de deux sortes d’Êtres : l’Être existentiel et l’Être essentiel. Il définit ce dernier comme étant la transcendance intérieure et lui associe deux sortes d’expériences : l’expérience mystique et l’expérience initiatique.
Table des matières
Introduction
I. « APAISE TOI ET SACHE... »
I.1. Mais qui est le Partenaire Silencieux
I.2. Travailler à partir de son fulcrum spirituel
I.3. Envisager le détachement comme mise au travail du praticien fulcrum
II. VIVRE LE DETACHEMENT : VIVE LE FULCRUM !
II.2. Laisser être, laisser agir et vivre sans pourquoi
II.3. La liberté de l’homme qui ne veut rien, ne sait rien et n’a rien
II.4. Percer et revenir !
II.1. Se désencombrer et faire le vide
III. SOLITAIRE PUIS... SOLIDAIRE !
III.1. La contemplation dans l’action
III.2. Le retour vers l’autre, comme une évidence
III.3. L’espace entre ou la plénitude du Vide
III.4 Une relation d’être à être : la reconnaissance subjective du patient