Retour au cône
Sans doute, vous souvenez-vous, même vaguement, du modèle du cône, que je présente systématiquement au début des stages de niveau 1 et qui est détaillé dans le livre 1 d’approche tissulaire (pp. 34-41). Appliqué au savoir, en tant que corps de connaissances, ce modèle tente d’illustrer les deux cheminements habituellement utilisés pour tenter de connaître un sujet : la démarche déductive, consistant à descendre dans le cône, et la démarche inductive, consistant à remonter.
La démarche inductive aboutit généralement à la formulation d’une hypothèse qui tente d’expliquer ce que j’observe et que je peux expérimenter (du concret donc) au niveau que j’occupe actuellement dans le cône. L’hypothèse modélise quelque chose que je n’expérimente pas directement, mais que je conçois comme cause de ce que j’observe ou expérimente. Elle me permet de remonter dans le cône, puis, en utilisant la démarche déductive, de vérifier ou d’invalider sa justesse. Pour illustrer la démarche inductive, je prends l’exemple de l’histoire de Sutherland et de son « idée folle, » le possible mouvement des structures crâniennes. À partir de l’observation des articulations entre les os crâniens (quelque chose de concret et d’observable), il a formulé l’hypothèse d’une possible mobilité des structures entre elles (ce qu’il n’observait pas, en tout cas, pas encore). L’idée de base était : s’il y a des articulations, c’est qu’il y a du mouvement ; idée tellement en dehors du réel de l’époque que lui même eut beaucoup de mal à l’accepter (notons que Still s’est heurté à un problème similaire avec le mouvement du sacrum entre les iliaques...).
Cette acceptation semble avoir été le préalable nécessaire à une expérience nouvelle : la perception d’un mouvement entre les os du crâne. C’est comme si elle avait ouvert une porte jusqu’alors fermée. Pour nombre de nos contemporains, cette porte demeure encore fermée : l’idée d’un mouvement entre les structures crâniennes leur semble toujours folle... Ainsi, fort souvent, ce que je crois possible ou non, rend l’expérience possible ou non... Insistons tout de même sur l’idée qu’il ne s’agit pas de croire aveuglément, mais simplement d’accepter un possibleau lieu de le rejeter d’emblée.
Une réalité toute relative
Accréditons l’idée que l’acceptation d’un possible mouvement crânien ait ouvert la porte à la perception de mouvements au sein du crâne. Voilà donc la porte ouverte, qui me rend le mouvement perceptible, mais le fait que je le perçoive n’indique pas ipso facto qu’il soit réel.
Il est réel pour moi, certes : je l’ai expérimenté ; mais cette réalité est relative et non pas absolue. Hélas, bien souvent, parce qu’une chose est réelle pour moi (je l’expérimente, je la ressens), je pense qu’il doit en être de même pour tout le monde. Rien n’est moins certain ! Ainsi, notre certitude quant à la mobilité crânienne ne fait à l’évidence pas consensus, même parmi les ostéopathes.
Maintenant que j’ai la perception, j’aimerais bien transmettre mon expérience, en faire profiter d’autres. Quoi de plus humain ? Mais comme il s’agit d’une expérience sensorielle, les choses ne sont pas si simples. Ainsi, lorsqu’il a voulu transmettre et faire partager son expérience, Sutherland s’est heurté à divers écueils. Particulièrement celui de la modélisation, puis de la transmission et enfin, celui de la reproduction.
Modéliser
Je conçois (peut-être à tort) la modélisation comme préalable indispensable à la transmission. Ce qui me fait voir ainsi les choses, c’est que je ne peux pas transmettre une expérience. Elle est un vécu personnel et demeurera toujours ainsi. Je peux en revanche transmettre un concept (ou en tout cas, essayer). Mais cela m’impose d’utiliser un modèle déjà existant, ou d’en créer un. C’est ce qu’a fait Sutherland : pour représenter plus concrètement sa perception du mouvement crânien, il a créé le fameux modèle des axes que nous connaissons tous et que beaucoup d’entre-nous ont eu tant de mal à intégrer.
Un modèle mal adapté ?
Pour faire cela, Sutherland a eu recours aux outils conceptuels alors à sa disposition et qu’il maîtrisait : des outils de mécanique ordinaire, c’est-à-dire de leviers rigides articulés sur des axes. Mais ce modèle mécanique appartient à un niveau du cône qui n’est pas celui de la réalité et des perceptions qu’il voulait décrire (sans doute beaucoup plus complexes). Il s’est trouvé confronté à un réel problème : décrire avec des outils d’un niveau inférieur une expérience et des perceptions d’un niveau supérieur.
Transmettre
Ce problème est réellement prégnant, non seulement pour moi qui cherche des mots, des images (souvent plus parlantes), pour exprimer ce que je ressens, mais aussi pour ceux à qui je m’adresse. Pour demeurer à leur portée (être adapté à leur réel), je suis obligé d’utiliser des outils de transmission de leur niveau, afin de décrire quelque chose d’un autre niveau...
Le modèle des axes est intéressant dans la mesure où il a permis une représentation concrète simple, facilement transmissible d’une compréhension de la mécanique crânienne. Mais sa simplicité a obligé à « fermer la porte » à tout ce qui n’y entrait pas : en fermant le concept, on a fermé la porte aux perceptions. Il a fallu « rogner » la perception pour la faire coïncider au modèle et en même temps que l’on a limité le domaine de la perception « légale », on a fermé la possibilité à l’épanouissement d’autres perceptions. Il est fort probable que cela ne s’est même pas fait consciemment ; bien plutôt automatiquement.
Pendant longtemps, nous avons fonctionné en utilisant ce modèle. Il a permis à nombre de personnes d’accéder au concept crânien. Mais il a aussi empêché nombre d’autres d’y parvenir, pour la simple raison que si l’on ne percevait pas ce qui était demandé, on était automatiquement mis hors jeu. Ainsi, s’il a résolu quelques problèmes, ce modèle en a posé beaucoup d’autres.
Une réalité trop simplifiée
Cette simplification se fait à différents niveaux. D’une part, elle limite la considération du crâne vivant à un aspect mécanique, d’autre part, elle le cantonne dans une description mécanique « dure ».
Évoquons d’abord la mécanique « dure ». Il s’agit de la description de mouvements de pièces rigides articulées sur des axes. Avons-nous seulement encore conscience que ces axes n’existent pas en réalité ? Ils existent dans nos têtes, à nous les créateurs ou « perpétuateurs » du modèle, mais pas dans les crânes de nos patients. À force de les utiliser, nous finissons pas penser qu’ils sont bel et bien réels, ce qui n’est pas juste. Pire, certains enseignants seraient (presque) prêts à se faire couper en rondelles pour défendre l’existence de ces axes et, plus grave, n’hésitent pas à tyranniser leurs étudiants quant à leur description, au millimètre près... Quelle folie ! La rigidité n’est pas dans la mécanique crânienne, mais dans notre psychisme !
Bien plus probablement, nous avons affaire à un système plastique qui se déforme. La représentation par système articulaire, si elle n’est pas totalement fausse, est tout fait partielle et ne rend compte que d’une toute petite partie de la réalité des structures crâniennes vivantes et en mouvement. Il me semble plus juste de se représenter les structures de la base du crâne comme les parties d’une fleur qui, alternativement, s’ouvre et se ferme, ou s’épanouit et se rétracte, à partir d’un centre. Mais pour entrer dans ce réel là, il faut accepter d’abandonner le modèle basé sur des axes.
Limiter la vie à de la mécanique
Un autre inconvénient est de limiter l’interprétation de ce qui est perçu à de la mécanique, alors qu’à l’évidence, les tissus (crâniens ou autres) semblent exprimer bien d’autres choses. La mécanique n’est qu’un moyen d’expression qui me permet de percevoir matériellement ce qui tente de s’exprimer. La réalité tissulaire, est beaucoup plus complexe que la mobilité sur des axes ne permet de l’envisager. Mais derrière cette mécanique, que de subtilités à saisir ! Quelles portes dois-je ouvrir pour accéder à cette subtilité ? Certes, le modèle des axes, s’il peut aider à un certain moment de l’évolution de l’étudiant pour appréhender les mouvements, devient très vite un système d’enfermement.
Enfin, ajoutons que pour d’évidentes raisons pédagogiques, une telle insistance est mise sur le respect du modèle, qu’elle pose en même temps l’interdiction d’en franchir les limites et fait émerger la peur de mal faire, de trahir, de s’embarquer dans « n’importe quoi », interdisant par là même de se « laisser aller » à vivre une expérience, librement, « à sa mode » et ferme toute possibilité « d’aller plus loin. »
Sortir du cadre
Personnellement, ce n’est que lorsque j’ai accepté de franchir ces limites, celles que l’on m’avait imposées, que j’ai commencé à sentir quelque chose. Mais, comme je le répète souvent, ces « choses » ne faisaient pas partie des perceptions légales et je n’avais pour elles aucun référentiel. Il m’a donc fallu le créer. C’est ce qui a aboutit, après quelques années de tâtonnement, au modèle de l’approche tissulaire qui est aujourd’hui proposé.
Au départ, ce ne fut pas du tout de gaîté de cœur. Je me sentais comme traitre, ressentais beaucoup de culpabilité et n’osais pas parler de ce que j'expérimentais. De plus, je ne me sentais ni le droit, ni la compétence de critiquer le modèle que l’on avait tenté de m’inculquer. Il me semblait que c’était manquer du respect le plus élémentaire envers mes maîtres, qui avaient eu tant de mal à créer tout cela. De toute évidence, c’est moi qui avait tort, qui était vraiment une chèvre en palpation.
Il a donc fallu du temps... Mais comme le dit Coluche, « quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites ! » Ainsi, à partir du moment où j’ai accepté de me faire confiance ou plutôt de faire confiance à mes perceptions, aussi bizarres semblent-elles, j’ai vraiment commencé à percevoir des choses et en les écoutant, à obtenir des résultats intéressants avec les patients.
Besoin d’ouverture
Assez rapidement, j’ai compris que ce qui était important, ce n’était pas tant ce que je percevais, ni de faire en sorte que d’autres perçoivent la même chose que moi, mais de créer des conditions nous permettant de percevoir, le mieux possible. Et du même coup, j’ai vite ressenti le besoin de concevoir un modèle me permettant d’expliquer non pas forcément la perception, mais ce que je faisais pour percevoir. Un modèle qui soit en accord avec le niveau du cône auquel j’étais en train d’évoluer, différent du modèle purement mécanique.
Les réponses essentielles en ce domaine, ce n’est pas chez les ostéopathes que je les ai trouvées. Ils ne les possédaient pas, ou du moins, les mettaient en œuvre sans en être conscients. De plus, elles n’appartiennent pas spécifiquement au domaine de l’ostéopathie, mais plus vastement à celui de la vie (qui englobe à l’évidence le domaine de l’ostéopathie). Ce sont les fondements de la relation : présence, attention et intention.
Ces réponses, et le modèle qui en a découlé ont ceci de particulièrement intéressant qu’elles n’enferment pas dans un schéma que je dois reproduire tel qu’il m’a été inculqué, mais me donnent des outils me permettant d’être autonome et de vivre une relation véridique dans l’instant avec mon patient et ses structures vivantes. Il en découle, pour le plus grand dam de certains, que les perceptions qui en résultent sont extrêmement variables selon les personnes en présence, et donc non reproductibles d’un praticien à un autre. Mais quelle ouverture !
Chacun son chemin ?
Au cours de ma progression, je n’ai pas eu clairement conscience de ce que je faisais. Je me suis contenté d’essayer de résoudre les difficultés que je rencontrais, de répondre aux questions que je me posais, bref, de suivre mon chemin, tel qu’il se présentait à ma conscience, au fur et à mesure que j’avançais. Ce fut une découverte merveilleuse (elle n’est pas terminée, je pense). Mais c’est seulement a posteriori que je me rends compte du chemin parcouru, tel le montagnard qui se retourne pour contempler le chemin parcouru et surtout le nouveau panorama qui s’offre à lui et qu’il n’aurait même pas pu deviner...
C’est aussi ce qui m’intéresse dans mon activité d’enseignant. Non pas tant transmettre mon expérience, c’est-à-dire forcer les gens à suivre le même chemin que moi, que leur proposer des outils leur permettant de vivre leurs propres expériences, c’est-à-dire de tracer leur propre route, qui sera forcément différente de la mienne. L’important étant non pas de suivre les mêmes chemins, mais de suivre nos chemins qui ne sont, finalement, pas si divergents que cela.
Nativement hors du cadre...
Ce que je viens d’écrire sur la nécessité dans laquelle je me suis trouvé de sortir du cadre étroit que l’on m’imposait pour parvenir à sentir quelque chose et sur toute l’évolution personnelle qui en a découlé me fait rebondir et évoquer le chemin des ostéopathes en tant que groupe. Je les vois vivre une situation inverse : ils étaient naturellement hors cadre et ont tout fait, et font encore tout, pour y entrer.
À l’évidence (en tout cas pour moi), l’ostéopathie repose sur un ensemble de concepts vraiment originaux par rapport au système bio-médical actuel. Tellement originaux et différents qu’il est bien difficile à un ostéopathe de se faire comprendre d’un médecin, tout en restant ostéopathe. Ces concepts, je les vois comme autant d’outils nous permettant de comprendre et d’aider nos patients d’une manière vraiment originale, et souvent fort efficace. Évidemment, notre réel de base n’est pas celui du médecin, ce qui nous place, de fait, hors du cadre bio-médical actuel.
Or, plutôt que de vivre tranquillement cette originalité, nombre d’ostéopathes, en mal(être) de reconnaissance personnelle, ne rêvent que d’une chose : rejoindre le cadre bio-médical. Cela me semble tellement loufoque et à côté, que je me demande s’ils ont vraiment compris et intégré les concepts fondamentaux de l’ostéopathie (au fait, leur en a-t-on parlé seulement ?).
La très récente histoire de la reconnaissance et des décrets nous donne une cuisante leçon : nous sommes (en partie) rentrés dans ce cadre. Mais à quel prix ? Au prix de l’élimination pure et simple de la presque totalité de ce qui fait justement l’originalité de l’ostéopathie. Nous venons de nous faire méchamment rogner nos ailes. C’est vraiment très cher, trop cher payé pour des avantages qui me semblent encore à découvrir !
Le travail des ostéopathes des générations futures sera de gérer ce stupide héritage. Je crois bien que la tâche ne sera pas facile. Mais j’ose rêver que ce sera possible (après tout, la pensée est créatrice, n’est-ce pas ?). Peut-être aussi, ces épreuves sont-elles un mal nécessaire pour que nous reconnaissions enfin la grande qualité de l’héritage légué par Still ? C’est parfois en perdant quelque chose qu’on se rend compte à quel point c’était essentiel.
Ostéopathe cherchant à faire entrer l'ostéopathie
Dans un cadre stictement scientifique