Je me suis donc inscrit à l’AERTK (Association d’Étude et de Recherches des Techniques Kinésithérapiques), que tu avais fondée avec René Quéguiner quelques années auparavant pour enseigner l’ostéopathie. Passés mes premiers étonnements devant une approche par bien des côtés si différente de ce que je connaissais, j’ai été séduit par l’ensemble des concepts que René Quéguiner et toi tentiez de nous transmettre. Ce qui m’a alors particulièrement interpellé, c’est l’idée de globalité. Même si à cette époque ce concept était essentiellement envisagé sur le plan physique, il était pour moi à la fois nouveau (il n’en avait guère été question lors de ma formation de kiné) tout en me paraissant évident, de sorte que j’ai été séduit. De plus, à l’évidence, vous le viviez ce concept, contrairement à beaucoup d’autres ostéopathes rencontrés par ailleurs, qui en parlaient beaucoup mais ne le vivaient guère dans leur pratique.
Je fus également surpris et séduit par ta manière d’être avec les gens : bienveillance et désir de faire partager un savoir pour le meilleur bien du patient. J’admirais également ton savoir faire : c’était un régal de te voir détendre une région puis la manipuler avec douceur, mais fermeté, jusqu’au « craquement ».
Je me souviens également d’avoir eu tes mains sur ma tête et d’avoir eu des ressentis vraiment bizarres et particulièrement inédits pour moi, non seulement dans ma tête, mais également dans le corps, et m’être souvent senti « bien plus intelligent » après ces soins, comme accédant à une légèreté d’être, une clarté de pensée que je considérais comme remarquables. Cela rendait pour moi le concept de globalité encore plus évident ! Tout cela m’a poussé à continuer, malgré les difficultés que je rencontrais, parce que je sentais qu’il y avait une justesse, une pertinence et une portée dans ce que vous nous proposiez et qu’en persévérant, je finirais bien par « y arriver. » Nous avons ainsi cheminé pendant trois ans.
Nous étions peu nombreux (une dizaine, d’après mon souvenir), ce qui a permis, dès le début, l’installation d’une relation conviviale avec les enseignants, de sorte que petit à petit, des liens plus étroits se sont tissés entre nous. Tu nous as parlé de tes débuts, dans les années 50, nous racontant qu’en plus de tes études pour devenir kiné, tu avais travaillé aux Halles (les anciennes, au cœur de Paris) à des heures impossibles, à déployer des efforts physiques très durs, pour gagner de quoi aider à « faire bouillir la marmite. »
Un chemin difficile
Tu nous a également raconté ton parcours pour devenir kinésithérapeute (1958) suite à une rencontre avec Paul Gény (1912-1996), puis ostéopathe, toujours grâce à Gény qui avait travaillé avec Robert Lavezzari (1866-1977) et qui, associé à un ostéopathe anglais, Thomas Dummer (1915-1998), avait fondé en 1957 l’École Française d’Ostéopathie, premier collège d’enseignement de l’ostéopathie s’adressant à des kinésithérapeutes. C’est avec eux que tu as suivi ta première formation en ostéopathie. Tu nous a également parlé de ta rencontre avec Denis Brookes, cet ostéopathe anglais passionné d’ostéopathie crânienne qui travaillait alors en association avec Paul Gény et grâce à qui vous avez réussis avec quelques autres ostéopathes français (dont René Quéguiner, Bernard Barillon et les docteurs Lung, Mau) à faire venir en 1964 trois ostéopathes américains élèves directs de Sutherland, Harold Magoun, Viola Frymann et Tom Schooley qui, pour la première fois, acceptèrent d’enseigner l’ostéopathie crânienne à des non-américains, qui plus est non-médecins. Tu nous as raconté les épreuves qu’ils vous firent subir pour être certains que vous aviez suffisamment potassé votre anatomie (yeux bandés, un os dans la main à reconnaître et à décrire). Cela nous rendait admiratifs, nous qui ne sentions quasiment rien lorsque nous placions nos mains sur une tête...
Sur la photo, en 1964 les ostéopathes crâniens américains en France.
Assis, de gauche à droite : Thomas Schooley, Viola Frymann, Harold I Magoun.
Debout, à l'extrême gauche, René Quéguiner. Cinquième à partir de la gauche, Dennis Brookes
A l'extrême droite, Francis Peyralade, Bernard Barillon.
Viola Frymann
C’est également grâce à toi que j’ai pu, dès la fin de ma première année de formation, rencontrer Viola Frymann, venue nous enseigner plusieurs jours les bases de l’approche crânienne et nous parler du traitement des enfants. Je dis toujours que sans cette rencontre, j’aurais probablement abandonné l’ostéopathie. Une raison en est que malgré votre bonne volonté, à René et à toi, nous avions bien du mal à tout comprendre. Vous aviez certes la foi, la passion de transmettre, mais n’étiez pas des pédagogues nés, de sorte que votre discours n’était pas toujours en cohérence avec ce que faisaient réellement vos mains. Au point, que nous avions rapidement décidé de moins vous écouter et de mieux vous regarder. Mais ce n’était pas pour autant toujours très clair.
Une autre chose m’a séduit avec Viola, c’est qu’elle élargissait très habilement le concept de globalité pour intégrer la personne dans sa vastitude, mentale et même spirituelle. Voilà qui était carrément révolutionnaire ! À cette époque, tu m’as prêté quelques Yearbook de l’Académie Américaine d’Ostéopathie que tu possédais, dans lesquels j’ai pu trouver quelques textes majeurs de Viola1. Je me suis empressé de les traduire, ce qui m’a particulièrement aidé et stimulé pour poursuivre, malgré mes difficultés. Aujourd’hui, ces idées peuvent paraître bien banales, mais dans les années 70, ça ne l’était pas du tout. Un des ouvrages majeurs concernant cette question a été le livre de Thérèse Bertherat Le corps a ses raisons qui évoquait justement cette globalité. Mais cet ouvrage date de 1977...
Le pire de tout, pour moi, était la palpation crânienne, pour laquelle j’étais vraiment ce que j’appelle « une chèvre ». J’avais beau poser des questions, essayer de comprendre, je ne sentais rien, ou presque. Je me souviens que parfois, tu venais derrière moi, posais tes mains sur les miennes et rouspétais, avec tes restes d’accent lotois : « Eh couillon... Sens... Ça part comme ça, comme ça... » Effectivement, avec tes mains sur les miennes, ça marchait bien... Mais une fois tes mains retirées, c’était une autre affaire...
Les dimanches, rue de Charenton
Je me rappelle aussi certains dimanches matins, où tu nous invitais à venir te rejoindre à ton cabinet de la rue de Charenton à Paris, pour travailler tel ou tel sujet. Il en fallait de la passion pour proposer cela (et c’était gratuit) ! C’est d’ailleurs à cette occasion que tu m’as fait découvrir les ballons... Un jour, pour finir la matinée en beauté, tu as gonflé un ballon de baudruche, me l’a mis dans les mains en disant « Tiens Pierre, prends le ballon entre les mains et attends... » J’ai failli lâcher le ballon, tellement j’ai été surpris de sentir dans mes mains (moi qui ne ressentais quasiment rien sur un crâne...) une expansion/rétraction très claire, lente et ample, impressionnante. Décontenancés, nous n’avons su que rigoler un peu bêtement. Nous avons interprété cela comme une illusion de perception, sans imaginer un seul instant que cette perception pouvait avoir un sens autre que magique. À notre décharge, précisons que nous étions au tout début de notre apprentissage de l’ostéopathie crânienne : notre seule référence écrite était le livre de Magoun, traduit par vous, nos enseignants (Réné Queguiner, Bernard Barillon, René Lamontellerie, Jacques Chauvière et toi). Dans ce livre, Magoun évoque rapidement une impulsion rythmique limitée au crâne (IRC) dont la source serait le système nerveux central, mais ne propose rien de particulier pour l’expérimenter. Notre attention était strictement centrée sur le mouvement de flexion-extension que nous avions du reste beaucoup de mal à percevoir. Notre palpation était tellement incertaine et vous, nos profs, tellement attentifs à ne pas nous laisser dériver dans des délires perceptifs, que l’orthodoxie était de rigueur. Il ne nous est donc par conséquent pas venu à l’esprit de formuler une hypothèse quant à ce que nous percevions dans le ballon. D’où l’interprétation de loufoquerie par rapport à cette perception.
C’est beaucoup plus tard que l’idée d’une utilité s’est faite jour pour moi, alors que j’étais à un mariage, que je m’y ennuyais mortellement, et qu’il y avait des ballons. J’en ai pris un entre les mains et j’ai eu à nouveau la même perception. C’est alors que je me suis dit que cette perception n’était peut-être pas que du délire et que ce ballon nous permettait de ressentir quelque chose sur nous-mêmes et pouvait avoir un intérêt sur le plan pédagogique. C’est à la suite de cela et que j’ai commencé à l’utiliser dans mes stages pour aider les étudiants à percevoir leur propre IRC.
En 1974, mon épouse et moi avons décidé de nous installer à Cahors, dans le Lot. Notre relation s’est un peu distendue, à cause de la distance. À cette époque, il n’y avait pas Internet et Cahors était quelque peu perdue dans un méandre du Lot, au milieu du causse... Pourtant, nous avons continué à nous rencontrer épisodiquement, parce que tu revenais souvent à Castelnau-Montratier, ton village natal, à quelques kilomètres de Cahors, où tu avais une petite maison et où tu venais souvent passer des vacances. Tu aimais particulièrement revenir en cet endroit que tu considérais comme lieu de ressourcement, un lieu de stillness d’après ce que tu en disais. Ces périodes furent l’occasion de rencontres et d’échanges pour moi particulièrement intéressants et motivants. Une relation plus directe, plus amicale s’est alors créée entre nous. J’ai pu te connaître dans un autre contexte que celui de l’enseignement et apprécier d’avantage encore tes qualités de bienveillance et de cœur. Par rapport à l’enseignement, tu insistais sur l’importance d’une relation directe de maître à élève et sur l’intérêt d’une transmission de l’ostéopathie qui devrait adopter un modèle de type compagnonnique. Tu ne faisais pas qu’en parler, tu pratiquais!
À cette même période (je ne me souviens plus quelle année exactement), tu as consacré une partie de tes vacances à participer à une campagne de pèche lointaine (la morue, je crois). Tu m’as raconté ensuite que tu avais été malade « comme un chien » un bon bout du voyage, tout en participant au travail extrêmement pénible des marins du bord, ce qui t’en avait « fait baver comme un russe » (les mots sont de toi), prémonitoires, peut-être:-) ? Je ne sais plus les circonstances exactes qui t’avaient amené là, mais je sais que tu avais voulu connaître exactement la vie de ces gens et que comme Sutherland, avais estimé que le mieux était d’en faire l’expérience directe3. Expérience difficile, qui t’avais laissé particulièrement respectueux vis à vis de ces gens à la vie si rude et à l’importance si peu reconnue. Ce respect vis à vis d’autrui, même les « gens sans importance », tu le portais en toi, associé à un bon sens et un pragmatisme, issus du milieu rural où tu es né et a vécu ton enfance, et tu fustigeais tous ces personnages qui se croyaient « quelqu’un » y compris dans le monde de l’ostéopathie. Tu estimais que ces comportements n’étaient ni stilliens, ni ostéopathiques. Combien de fois ne t'ais-je entendu citer Montaigne : « Au plus élevé trône du monde, si ne sommes assis que sur notre cul. »
La SERETO
En 1978, nous avons décidé de revenir en région parisienne et j’ai pu renouer plus régulièrement avec la structure d’enseignement. Cette même année, face à la demande grandissante d’inscriptions à votre association, il a fallu modifier la forme juridique (association 1901) qui n’était plus adaptée et ainsi est née la SERETO (Société d’Études et de Recherches de Techniques Ostéopathiques). L’ostéopathie était maintenant citée, mais l’enseignement s’adressait exclusivement à des kinésithérapeutes. À cette époque également, j’ai rejoint l’équipe enseignante de la SERETO, pour y donner quelques cours (sur le système nerveux, et mes premiers cours sur le travail avec les fascias).
Le travail sur les fascias a pour moi été important, en ce sens que c’est à partir de lui que j’ai commencé à vraiment améliorer ma palpation. Une des raisons majeures qui m’a aidé, c’est qu’en fascia, on peut se laisser aller dans la perception, on n’est pas à la recherche de mouvements normés comme en crânien. Et c’est ainsi que j’ai pu sentir des choses, simplement parce que je m’autorisais à laisser venir ce qui voulait bien venir... Mais ce qui m’intriguait, c’est que des tissus puissent se mettre à bouger et à manifester des mouvements que la physiologie courante n’évoquait absolument pas. Grâce à quelques pistes données par Viola Frymann (le fil du téléphone...), j’ai alors commencé à développer une compréhension personnelle de ce qu’il se passait (à quoi correspondait ce que nous ressentions). Tu t’es montré alors particulièrement bienveillant avec les idées que j’avançais et par rapport à la cohérence que j’essayais de mettre en place, et par tes questions et tes remarques, tu m’as aidé à préciser ma pensée et à éviter quelques pièges conceptuels. Nous avons eu des échanges particulièrement enrichissants.
À cette époque existaient bien entendu d’autres collèges d’ostéopathie. Mais nous n’avions avec eux quasiment aucun contact. Tu sais bien à quel point les ostéopathes peuvent parfois avoir des comportements plutôt autistiques... C’est alors qu’au début des années 1980 (1981) est né le Registre des Ostéopathes de France, fondé par quatre ostéopathes que nous ne connaissions pas : Robert Perroneaud-Ferré, Régis Godefroy, Jean Peyrière et Jean Josse, dont l’objectif était de créer, de promouvoir et de faire reconnaître la profession d’ostéopathe en tant que profession indépendante de celle de kinésithérapeute. Pour pouvoir être membre du ROF, il fallait alors être diplômés d’un des collèges d’ostéopathie agréés par le Registre, avoir retiré son diplôme de masseur kinésithérapeute de la préfecture et, se déclarer ostéopathe auprès des organismes sociaux et du Trésor.
Tu t’es montré dès le départ intéressé par ce concept parce que tu déplorais que parmi tous les kinésithérapeutes déjà formés à l’ostéopathie, si peu l’exercent réellement, préférant souvent utiliser juste quelques techniques de manipulation intégrées à des soins de kinésithérapie. Tu es devenu, toi aussi, membre du ROF et a poussé certains d’entre nous à le faire également. Personnellement, j’ai attendu la fin de 1984 pour « sauter le pas ». J’avais alors le n° 46. C’est dire que nous n’étions pas encore bien nombreux en France... A posteriori, je considère que cette décision, bien que difficile à prendre – elle impliquait tout de même quelques risques... a été pour moi une des meilleures de ma vie (en tout cas professionnelle), en ce sens qu’elle m’a mis totalement en cohérence avec mes fondamentaux philosophiques et éthiques. Elle m’a permis d’expérimenter directement la puissance que donne la mise en cohérence du faire et avec les essentiels de l’être... Et cela, je ne l’aurais peut-être pas expérimenté sans ton soutien bienveillant.
Cette nouvelle orientation a généré au sein de la SERETO de sérieux conflits, une partie du corps enseignant (dont René Queguiner) étant résolument défenseur d’une ostéopathie enseignée et exercée dans le cadre de la profession de kinésithérapeute et l’autre, dont tu faisais partie désirant séparer les deux professions pour les raisons déjà évoquées. Finalement, en 1987, une partie des enseignants de la SERETO a décidé de la quitter pour créer sa propre structure d’enseignement, avec comme objectif de participer à la formation d’ostéopathes indépendants de la profession de kinésithérapeute. Ainsi est né le CETOHM (Collège d’Enseignement Traditionnel de l'Ostéopathie Harold Magoun), à la création duquel j’ai activement participé. Même si tu nous as soutenu dans ce projet, tu n’as alors pas souhaité faire partie de l’équipe fondatrice (tu étais encore engagé dans la SERETO).
La posturologie
Dans les années 1980, tu as été amené à t’intéresser à la posturologie, science alors peu connue. À cette époque, tu as soigné la fille d’une secrétaire du service du Pr Jean-Bernard Baron (qui dirigeait, à l’époque, un laboratoire du CNRS à l’hôpital Sainte-Anne de Paris), victime d'un traumatisme crânien peu après sa naissance. Devant les résultats cliniques de ce traitement, le Pr Baron qui travaillait à ce moment là sur les conséquences posturales des traumatismes crâniens a demandé à rencontrer le thérapeute. Tu lui a alors expliqué ce qu’est l’ostéopathie et c’est ainsi qu’a commencé la collaboration de ces médecins et de quelques ostéopathes qui a finalement abouti à la création, en 1986, d’un séminaire post gradué de posturologie. À cette occasion les Dr Claudie Marucchi, ophtalmologiste, René Gentaz, radiologue, et Pierre-Marie Gagey, posturologue, présentaient la posturologie clinique telle qu'elle était à l'époque et tu y exposais, avec Patrick Guillaume, l’application pratique ostéopathique. Guillaume a poursuivi sa collaboration à l'Institut de posturologie de Paris et a collaboré à la rédaction du versant ostéopathique de la revue de la posturologie clinique.
Italie et Espagne
Dans le début des années 1990, tu as commencé à enseigner en Italie. Je crois qu’au départ, ce fut à la demande d’Eddy Deforest, ostéopathe belge établi en Italie et qui avait créé une des premières structures d’enseignement à Milan (I.I.O). Tu as ainsi joué un rôle très important dans la formation des premiers ostéopathes italiens auxquels tu as tenté d’inculquer les mêmes fondamentaux que ceux que tu essayais de nous transmettre en France. Vers la fin des années 1990, tu as également enseigné en Espagne, notamment à l'éphémère École Espagnole d’Ostéopathie (Colegio Español de Osteopatía) dont le directeur était Leoncio Montes de Oca Arias. Il y avait également Ramiro Sabastián Mengod, Antonio Ruiz de Azúa Mercadal, Luis Mateo Rodera, ainsi que quelques amis qui continuent aujourd'hui à vivre l'ostéopathie avec les principes que tu as essayé de transmettre.
En Espagne avec le groupe d'étudiants espagnols
La Russie
Puis, tu as commencé à être accaparé par la Russie. L’ostéopathie y avait été introduite en 1988 par Viola Frymann, venue la présenter à l’Institut de Recherches en Orthopédie et Traumatologie de Saint-Pétersbourg. Ce cours suscité un tel intérêt chez plusieurs praticiens présents que Viola Frymann a été sollicitée pour venir enseigner en Russie et à l’automne 1991, a commencé à y donner des enseignements d’ostéopathie. Mais ne pouvant répondre seule à la demande pressante émanant des praticiens russes, elle t’a demandé de prendre le relais et c’est ainsi qu’accompagné de l’un de tes anciens étudiants, Roger Caporossi, tu a assuré les premiers cours de formation à l’ostéopathie en Russie et aidé à la création du premier collège d’enseignement de l’ostéopathie (1994) l’École Supérieure Russe de Médecine Ostéopathique à Saint-Pétersbourg, constituée avec le soutien de l’Académie des Sciences Médico-technologiques de Russie.
À L'institut Sechenov en Russie - Au centre Francis Peyralade
À gauche, le Pr Alexander Schepovalnikov
À droite, le Dr Michael Ciceroshin
En Russie, tu as fait bien plus qu’enseigner, puisque tu as participé pendant plusieurs années, à des recherches sur l’application de l’ostéopathie chez le nouveau-né, menées au laboratoire de neuro-physiologie de l’enfant à l’institut Sechenov de Saint-Petersbourg. Ces recherches ont abouti à la vérification du bien-fondé de l’ostéopathie appliquée au nouveau-né et au jeune enfant. Bien que particulièrement intéressantes, elles ont été peu ou pas diffusées et c’est bien dommage.4
Un sacré bilan
Ces dernières années ont été pour toi difficiles, aussi bien au niveau de la santé qu’à cause de décès et de maladies de proches. Tu étais aussi devenu bien aigre en voyant ce qu’il se passait au niveau de notre profession livrée, disais-tu « aux marchands du temple. » Tu déplorais âprement que les instances professionnelles, à la recherche de reconnaissance, aient délibérément orienté la profession en privilégiant des critères socio-professionnels, voir financiers, et laissé tomber en désuétude les valeurs fondamentales de l’ostéopathie, (les fondements, la philosophie, la spiritualité aussi). Tu as également déploré l’orientation vers le système médico-scientifique actuel que tu considérais comme inadapté à l’ostéopathie et pour elle castrateur. Nous avons eu à ce propos des discussions parfois épiques. Fallait-il ou non, malgré les désaccords, continuer à participer... Outre nos discussions téléphoniques ou épistolaires, je me rappelle quelques repas pris en commun au petit restaurant chinois de Charenton où nous nous retrouvions parfois lorsque je passais de voir à l’occasion d’une de mes venues en région parisienne...
Te voilà aujourd’hui parti retrouver le royaume des êtres, notre véritable patrie. Malgré la séparation, je ne me sens pas triste. Je sais depuis longtemps qu’il ne faut pas confondre l’événement qui se produit et les sentiments qu’il éveille chez celui qui le vit. De plus, ton départ est l’aboutissement logique de toute vie terrestre et la tienne a été, sur bien des points, particulièrement accomplie. Grâce à ton action de praticien, mais également d’enseignant, combien de patients (notamment des enfants) ont pu se tirer de mauvais pas ou avoir une vie bien meilleure ? Combien de praticiens ont pu, directement ou indirectement, bénéficier de tes actions d’enseignant ? Outre la reconnaissance de ce que nous te devons, il me semble que la meilleure justice que nous puissions te rendre, c’est de perpétuer dans notre pratique d’enseignants, de praticiens et d’humains les valeurs fondamentales de l’ostéopathie auxquelles tu étais tellement attaché : les valeurs avancées par Still, bien sûr, mais aussi des qualités de bienveillance, de service à autrui, de discrétion et de courage face à l’adversité, la capacité aussi à se transcender pour se mettre au service d’une cause qui nous dépasse. En fait, des qualités fondamentalement humaines qui sont, hélas, devenues bien rares aujourd'hui, même dans le milieu ostéopathique, ce qui est un comble !
Je suis désolé, Francis, parce que je constate avoir finalement beaucoup parlé de moi. Ce n’était pas l’objectif, mais était-il possible de faire autrement, puisque ce que je voulais exprimer est issu du vécu personnel de notre relation. Comme de toute relation sont issues des choses très concrètes, mais également d’autres très subtiles, impalpables, subliminales, qui font, dit-on, 95 % de la relation, mais qui sont par nature subjectives... Je ne pouvais donc honnêtement parler que de mon propre vécu. Je sais pourtant que d’autres que moi t’ont côtoyé, qui ont aussi été aidés directement ou indirectement par ce contact. Tous n’ont pas su reconnaître l’aide qu’ils ont reçue ou pas su te communiquer leur reconnaissance. Je sais que tu en as quelque peu souffert. Alors, aujourd’hui, en mon nom et en leur nom, reçois de la part de toutes celles et de tous ceux pour qui tu as été un guide et une aide, un grand merci !
Interview de Fancis Peyralade réalisée par François Bel pour la revue Apostill n° 3 de février 1999, pp. 10-19.
1 Pour un patient global, un praticien global, article paru dans The Journal of Holistic Medicine, Vol. 2, N° 1 Spring/Summer 1980 – Qu'y a-t-il dans un nom ? Article paru dans le Year Book de l'A.O.A., 1972 – Le développement du concept ostéopathique étendu Yearbook of A.A.O. 1972 – La responsabilité du praticien envers l'homme Yearbook of A.A.O. 1968
3 Voir la conférence de Sutherland intitulée Des connaissances plutôt que de l’information, in Enseignements dans la science de l’ostéopathie, SCTF-SATAS, Bruxelles, 2002, pp. 3-11. À télécharger également sur le site de l’approche tissulaire sous le titre La connaissance plutôt que l'information.
4 Voir revue Apostill n°7, Automne 2000 « L’ostéopathie à l’étude à l’Académie des Sciences de Russie », pp. 5-31.