Conscience

Herbert Spencer, maître à penser de Still, nous explique dans Premiers Principes que le concept de conscience, suppose l’existence d’une séparation et d’une relation :
« L’idée même de conscience, sous quelque mode qu’elle se manifeste, implique nécessairement distinction entre un objet et un autre. Pour être conscients, il faut que nous soyons conscients de quelque chose ; et ce quelque chose ne peut être connu ce qu’il est qu’en étant distingué de ce qu’il n’est pas. » (Spencer, 1885, 67).

« Un second caractère de la conscience, c’est qu’elle n’est possible que sous forme de relation. Il faut un sujet ou une personne consciente et un objet ou une chose dont le sujet soit conscient. Il ne peut y avoir de conscience sans l’union de ces deux facteurs ; et dans cette union chacun d’eux existe seulement tel qu’il est par rapport avec l’autre. Le sujet n’est un sujet qu’en tant qu’il est conscient d’un objet ; l’objet n’est un objet qu’en tant qu’il tombe sous les prises d’un sujet : et la destruction de l’un ou de l’autre est la destruction de la conscience même. » (Spencer, 1885, 68).

Être

Dans le premier livre d’approche tissulaire, nous nous sommes déjà beaucoup intéressés à la conscience, postulant qu’elle est associée à la décision d’être :
« Être, exister, découle d’une décision : ‘Je suis’. ‘Je suis’, me définit comme moi centre, par rapport à un environnement que je considère comme extérieur à moi, différent de moi, défini ou considéré comme non moi. Ainsi, la décision ‘Je suis’ crée la dualité. ‘Je suis’ crée l’individuation et en même temps la conscience, celle d’être, d’exister comme séparé d’un environnement considéré comme extérieur. » (Tricot, 2002, 69).

Être et en être conscient

La conscience dont il est ici question est conscience élémentaire, non consciente d’elle-même. Notre difficulté à imaginer cette conscience vient de l’habitude que nous avons d’associer le concept de conscience à notre capacité à nous regarder être : nous confondons être conscient et être conscient de notre conscience. Ce concept-là de la conscience est une abstraction que nous projetons implicitement dans notre observation du vivant. Comme les espèces dites inférieures ne sont (apparemment…) pas douées de la même capacité d’abstraction, nous disons qu’elles ne sont pas conscientes. Elles n’ont simplement pas la même conscience que nous. Il y a confusion de niveau d’abstraction.

Dialectique de l’être

Cet être, ce Je suis, appelons-le « grain de conscience » et envisageons ses propriétés élémentaires. Nous le décrivons comme un système existant et se perpétuant grâce à la relation dynamique Je/Non-Je, ou à la relation Je/Autrui lorsqu’il entre en relation avec d’autres systèmes de conscience élémentaire. L’évolution de chacun des systèmes de conscience et des relations entre systèmes de consciences dépend alors de la manière dont se gère l’opposition dynamique entre Je et Non-Je ou Je et Autrui. De cette opposition, a été tirée une logique du tout ou rien (dite logique du tiers exclu), constituée de deux extrêmes qui s’opposent sans possible intermédiaire. Cette logique est héritée de la pensée aristotélicienne (le syllogisme 1) dont Alfred Korzybski 2 fait remarquer qu’elle est seulement un cas particulier qui néglige les principales situations de la vie dans lesquelles existent, au contraire, beaucoup d’états intermédiaires entre les extrêmes. Il a tenté d’y apporter des réponses pratiques en développant la Sémantique générale.


Un système fait de contradiction

Stéphane Lupasco propose, quant à lui, une logique dite du tiers inclus : il énonce un postulat par lequel affirmation et négation, identité et non-identité (ou diversité) sont indissociables : à tout événement, ou élément logique quelconque, et par conséquent au signe qui le symbolise, s’oppose de manière inhérente un anti-événement, un anti-élément logique et donc un terme, une proposition, un signe contradictoire – ce que nous avons appelé couple dans le premier livre d’approche tissulaire. Si l’on rapporte cette proposition au concept de A versus Non-A, elle signifie que l’absolu n’existe pas et que dans A existe toujours une partie, si petite soit-elle, de non-A (ou une partie de A dans Non-A). Lupasco fonde une logique du contradictoire, et insiste sur le terme contradictoire au lieu de contraire, puisque l’antagonisme est inhérent à la même donnée.

Actualisation/potentialisation

Exprimons-le autrement : disons qu’en s’actualisant, une énergie (ou une information) potentialise une énergie (ou une information) antagoniste. Autrement dit, l’actualisation d’une énergie, d’une information, d’un élément, d’un événement implique la potentialisation d’une énergie antagoniste, d’une anti-information, d’un anti-élément, d’un anti-événement. Et inversement, la potentialisation d’une énergie, d’une information, d’un élément, d’un événement implique l’actualisation d’une énergie antagoniste, d’une anti-information, d’un anti-élément, d’un anti-événement.

actualisation_potentialisation

Figure 1 : Actualisation/Potentialisation


Rapprochons cela du concept de conscience. Nous pouvons alors envisager que l’actualisation de Je potentialise Non-Je et inversement. L’actualisation de Je provoque une rupture de l’équilibre et une transformation du système, potentialisant en même temps son opposé Non-Je, ce qui maintient une certaine contradiction et empêche l’énergie (ou information) de s’actualiser absolument (complètement), de s’épuiser et le système de disparaître en s’anéantissant dans la non-contradiction. Ainsi, la conscience peut-elle persister.

Selon Dominique Temple, « Le principe d’antagonisme de Lupasco conjoint l’actualisation d’un phénomène à la potentialisation de son contraire. La potentialisation est définie comme une conscience élémentaire car il ne s’agit que de conscience sans conscience d’elle-même et non pas de ce que nous appelons conscience quand nous parlons de la conscience humaine. » (Temple, 1998, 2).

Tao

 

Figure 2 : Le symbole du Tao
La meilleure représentation, sans doute, du dynamisme antagoniste.

"Grain" de conscience

Le « grain de conscience » est donc animé d’un dynamisme antagoniste Je/Non-Je. Mais il n’est pas seul. Il existe au milieu d’autres grains de conscience, de sorte que des relations se tissent entre eux et que le dynamisme antagoniste se transforme pour devenir non seulement Je/Non-Je, mais également Je/Autrui. Ce dynamisme est probablement à l’origine de la tendance qu’ont les grains de conscience à s’agréger pour créer des systèmes, puis des systèmes de systèmes, chacun possédant et manifestant des qualités spécifiques consécutives aux choix d’actualisation/potentialisation des « grains de conscience » qui le constituent, mais également certaines qualités de base fondamentales reliées à ce qui est leur est commun.

Tout et partie, le holon

Arthur Koestler nomme le « grain de conscience » holon. Ce mot est constitué à partir du grec holos, « tout », associé au suffixe « on » désignant une particule, une partie, comme dans proton ou neutron. Il précise que les holons sont à la fois tout et partie et se comportent « partiellement comme une totalité ou totalement comme une partie, selon la manière dont on les regarde. » (Koestler, 1968, 51). Voilà qui renvoie au dynamisme antagoniste, au concept quantique de l’onde et du corpuscule, et rejoint la pensée lupascienne. Koestler insiste également sur l’ambiguïté des termes tout et partie : une « partie », dans l’acception commune, désigne quelque chose de fragmentaire et d’incomplet n’ayant pas d’existence autonome, le « tout » s’envisageant comme quelque chose de complet en soi, n’ayant besoin d’aucune explication. Or, en observant l’univers en général et le vivant en particulier on ne peut s’empêcher de remarquer que des parties, tout en étant englobées par des ensembles plus vastes, peuvent avoir une existence propre, et englober des parties plus petites ayant elles aussi une existence propre, etc. :

« En réalité ’touts’ et ’parties’ au sens absolu n’existent nulle part, ni dans le domaine des organismes vivants, ni dans celui des organisations sociales. Ce que l’on rencontre, ce sont des structures intermédiaires sur une série de degrés dans un ordre croissant de complexité : des sous-ensembles qui révèlent, selon le point de vue, des caractéristiques communément attribuées aux totalités, et d’autres communément attribuées aux parties. [...] Les membres d’une hiérarchie ont, comme le dieu Janus, deux faces qui regardent en sens opposés : la face tournée vers le niveau inférieur est celle d’un tout autonome ; la face tournée vers le haut, celle d’une partie subordonnée. Visage du maître, visage du serviteur. Cet ’effet Janus’ est une caractéristique fondamentale des sous-ensembles dans tous les types de hiérarchies. » (Koestler, 1968, 50-51).

Naissance de l’espace

Selon notre modèle, l’acte être, outre la conscience, produit l’espace. En effet, par la décision ‘Je suis’, Je, conscience, se crée centre, immobile par rapport à une périphérie extérieure qu’il décide être Non-Je. Il fait l’expérience de ce qui s’appelle espace, c’est-à-dire de la distance entre deux points, notamment lui et ce qu’il considère comme extérieur à lui. Cette constatation conduit à une déduction déroutante quoique logique : à chaque conscience son espace. Et si nous transposons cela aux agrégats ou systèmes de consciences, que l’on peut considérer eux-mêmes comme des consciences, chaque agrégat est conscient (mais pas forcément conscient de sa conscience), crée, expérimente et gère (la plupart du temps à son insu) son espace.

Naissance du temps

En se créant Je, par rapport à une périphérie extérieure qu’il décide être Non-Je, le « grain de conscience » expérimente l’espace, mais également le temps. En effet, il vient de créer « quelque chose » un événement, disent les physiciens d’aujourd’hui (lui et ce qu’il expérimente), qui existe dans un maintenant, par rapport à un avant où cela n’existait pas. De plus, pour cette conscience, il ne suffit pas d’avoir décidé d’exister, il lui faut maintenant le vérifier, c’est-à-dire expérimenter qu’elle existe. Elle a besoin pour cela de modifier sans cesse l’état de différence entre elle et son environnement (ce qu’elle considère comme Non-Je). Elle le fait en échangeant avec lui, ce qui crée sans cesse de nouveaux maintenants, différents d’avants. L’expérience que fait la conscience de ces instants successifs constitue le temps. Il est fait de cycles ininterrompus d’échanges, créant autant d’états successifs, et semble couler, de manière irréversible et inexorable à partir du commencement, du premier ‘Je suis’. S’il semble couler inexorablement, c’est que Je le crée d’instant en instant sans même s’en rendre compte. Le temps est donc essentiellement une expérience d’états ou de cycles d’existence qui se succèdent.

Naissance de l’énergie

En créant l’espace et le temps, la conscience crée une infinité de points « extérieurs » avec lesquels échanger pour expérimenter sa conscience. Elle crée donc la potentialité de l’énergie. Qu’échange-t-elle avec l’extérieur ? Elle échange de l’information que nous avons définie dans le premier livre d’approche tissulaire comme « concept qui se déplace » (Brinette, 1992, 23). L’information n’est pas de nature matérielle, elle est sens. Et le sens basique pour une conscience est contenu dans la dialectique Je/Non-Je. Souvenons-nous également que l’énergie se définit comme « information en mouvement » (Brinette, 1992, 23). L’échange de la conscience avec son extérieur mobilise donc de l’information, actualisant (ou créant) ainsi de l’énergie.

Dans notre modèle, espace, temps et énergie sont trois éléments indissociables, consécutifs et inhérents à la conscience. Ils constituent un continuum, fondement de nos univers et que les physiciens modernes connaissent et décrivent de mieux en mieux.


Mémoire

Par la potentialisation/actualisation de Je/Non-Je, la conscience ou le système de consciences vit, avons-nous dit, des cycles successifs d’échange dans le but de réactualiser sans cesse sa sensation d’exister. En faisant cela, elle détermine trois niveaux fondamentaux d’existence : l’être, le faire et l’avoir. Un être (une conscience) fait (échange) pour avoir (la sensation d’exister).
Ces cycles d’échange créent, nous l’avons vu, des présents successifs qui déterminent autant de passés successifs et conduisent Je à accumuler l’information des cycles antérieurs qui constituent un avoir et que nous interprétons comme la base même de la mémoire. Si cette conscience ou ce système de consciences a enregistré dans son espace un événement au temps t, tout événement vécu ultérieurement est interprété dans son espace comme survenant à un temps postérieur t1. De plus, cet événement est analysé par la conscience qui détermine les similitudes et les différences par rapport aux informations déjà présentes dans son espace. Ainsi, pouvons-nous modéliser le phénomène de mémoire.

Dans l’espace créé par la conscience, potentialisation et actualisation de Je/Non-Je peuvent varier considérablement. Mais pour que le système persiste, Je ne peut jamais totalement s’effacer. Il doit toujours l’emporter un peu sur Non-Je (ce qui est logique, puisque c’est lui qui est créé en premier). De sorte que la quantité d’information (donc d’énergie) au fur et à mesure que les cycles se succèdent augmente graduellement. En somme, la conscience « s’instruit par l’expérience, et ceci de manière irréversible compte tenu de l’irréversibilité de la mémoire. » (Charon, 1977, 44). Ajoutons que cette irréversibilité de la mémoire est consécutive à celle de l’écoulement du temps.

Ainsi, chaque « grain de conscience » possède une « histoire » qui remonte tout le passé de l’univers ; il a vécu une expérience différente de celle de son voisin, avant de participer avec celui-ci à la constitution des différents systèmes énergétiques que nous appellerons matières.

Évolution

Au fur et à mesure du temps, les échanges mobilisent sans cesse plus d’information et donc plus d’énergie. Les informations échangées permettent aux consciences qui les échangent de se situer dans l’espace et dans le temps par rapport à elles-mêmes (se sentir exister) et par rapport à d’autres consciences (qu’elles reconnaissent ainsi comme existantes). La conscience d’exister se développe alors non seulement par rapport à soi-même (soi/non-soi), mais également par rapport à d’autres consciences, d’autres Je (moi/d’autres moi ou moi/autrui) et, bien entendu, entre ces différents Je. Nous pouvons formuler cela en disant que les consciences ont tendance s’agréger et à s’organiser en systèmes de consciences, chaque système se comportant comme une conscience unique. Nous avons là les ingrédients de base d’un phénomène appelé évolution.


Être et avoir, structure et fonction

Notre modèle décrit le « grain de conscience » ou holon comme un être (une conscience) qui fait (fonction) pour avoir (structure). L’être, nous venons de le voir, expérimente ou détermine l’espace. Le faire, détermine des actions et se relie à l’énergie. Enfin, les cycles se succédant, ils créent l’expérience du temps, tout en permettant l’acquisition et l’accumulation d’information. Il s’agit donc d’un avoir. Nous pouvons ainsi créer un diagramme du « grain de conscience » – holon, représentant tous ces éléments intégrés au sein de la même entité.

Ces éléments sont présents chez tout holon, dans des proportions diverses, en fonction de ce qu’il actualise et potentialise, mais également en fonction de ce que l’observateur actualise dans son observation, c’est-à-dire le point de vue qu’il privilégie en le regardant être. Ainsi, nous pouvons mettre l’accent sur l’aspect conscience, sur l’aspect fonctionnel, sur l’aspect structurel, privilégier sa localisation dans l’espace ou dans le temps, ou bien nous intéresser à l’information (énergie) qu’il recèle, etc.

holon

 

Figure 2 : Éléments fondamentaux d’un holon


Notons que le concept de structure est utilisé dans un sens très général, synonyme d’unité élémentaire cohérente, caractérisée par des propriétés structurales définies. Cette notion peut représenter des objets matériels (physiques), comme des particules ou des cellules, ou immatériels (abstraits), comme des concepts, des procédures, des programmes informatiques, etc.
Notons enfin que « grain de conscience » et holon ne sont pas matériellement identifiables. Il s’agit d’un concept qui peut s’appliquer à toute entité existante.

Systèmes de consciences

À cause de leur propriétés fondamentales, « les grains de conscience » ou holons tissent entre eux des relations et s’organisent en systèmes, puis en systèmes de systèmes, plus complexes, de nature hiérarchique. Koestler parle de holarchies. L’évolution va ainsi du simple vers le complexe et peut se voir comme un déploiement de nature fractale. Développée par le mathématicien Benoît Mandelbrot, la mathématique fractale permet d’envisager la création de complexité à partir de simplicité partagée. Elle conçoit l’ordonné comme issu du non ordonné, à partir de relations simples évoluant statistiquement vers des relations complexes qui s’organisent progressivement.
Elle sous-tend la théorie du chaos selon laquelle le système fractal est un des moyens essentiels de production de la nature. On pourrait également appliquer à cette évolution la théorie constructale d’Adrian Bejan. 7 selon laquelle les formes ne s’engendreraient pas seulement par fragmentation, mais par construction, à la recherche d’une optimisation maximale, en fonction du contexte de développement (Bejan, 2005).


Comme pour le holon, il est impossible (sinon par abstraction) d’observer des hiérarchies isolées, tant les implications réciproques des systèmes de système sont complexes. Au sein des systèmes qu’il contribue à développer, une partie du holon est subordonnée à un système plus vaste qui l’englobe et le contrôle (les échelons supérieurs d’une hiérarchie) et l’autre partie manifeste une totalité quasi autonome, qui englobe et contrôle les échelons inférieurs. Pour la partie qui regarde vers le haut de la hiérarchie, Koestler parle de tendance assertive (affirmative) et pour la partie qui regarde vers le bas de tendance intégrative.

Dynamisme antagoniste, encore

Les hiérarchies manifestent des qualités spécifiques (comme les matières, par exemple), consécutives aux choix d’actualisation/potentialisation des grains de conscience ou holons qui les constituent, mais également des qualités non spécifiques, valables pour toutes les hiérarchies, héritées des qualités de base des parties qui la constituent, les holons. Ainsi, la hiérarchie, ou ensemble de holons, peut elle-même s’envisager comme un holon et en présente toutes les caractéristiques de base : dynamisme antagoniste (Je/Non-Je et tout/partie), affirmation – participation (Je/Autrui) et, selon notre postulat de départ, conscience. La conscience semble se transférer du holon au système hiérarchique auquel il participe, mais le holon ne perd pas pour autant sa conscience propre. Il la potentialise seulement proportionnellement à son actualisation de la conscience collective (Autrui).

Holarchie

 

Figure 2 : Holarchie

Une application universelle

En tant que concepts ou modèles, holon et holarchie s’appliquent non seulement aux matières (aux domaines concrets), mais également à toute forme manifestée, même symbolique (langage, musique, mathématiques) : elles sont le produits d’opérations humaines donc, du vivant. Par exemple, un livre est constitué de chapitres, constitués de paragraphes, constitués de phrases, etc. De même une symphonie peut être analysée en parties, la structure hiérarchique de l’œuvre reflétant la nature hiérarchique des techniques et sous-techniques qui l’ont produite. De la même manière, toute hiérarchie de nature classificatrice reflète les processus d’une création. La classification des animaux en espèce-genre-famille-ordre-classe-phylum cherche à refléter les relations issues de l’évolution, le diagramme représentant cette fois « l’arbre de la vie » lui-même. De façon analogue les divisions hiérarchisées d’un catalogue de bibliothèque reflètent une hiérarchie de connaissances, etc.

De l’esprit à la matière

Pour Lupasco, la manière dont les systèmes de systèmes gèrent les variations dans leurs équilibres antagonistes, résulte en matières. De la matière, le dictionnaire donne, comme souvent, une définition essentiellement descriptive. Il nous dit qu’elle est la substance dont est faite une chose, la réalité constitutive des corps. Il ne nous dit finalement pas ce qu’elle est en essence. Envisager l’organisation de « grains de conscience » ou holons en systèmes, puis en systèmes de systèmes de plus en plus complexes dont les relations donnent à expérimenter différentes matières nous fait considérer la matière non plus seulement comme agrégat de particules, mais comme expérience de relations entre consciences et systèmes de consciences. Elle nous fait passer de la vision d’objets à celle de relations.

Trois matières

Selon Lupasco, la manière dont les systèmes de systèmes gèrent les relations d’identité et d’altérité, c’est-à-dire la manière dont ils actualisent et potentialisent statistiquement le Je/Non-Je et le Je/Autrui génère ou plus exactement donne à expérimenter trois matières fondamentales différentes, s’exprimant dans des logiques (ou relations) également différentes.
La matière microphysique résulte d’un presque équilibre statistique entre actualisation/potentialisation de l’identité (Je) et de la diversité (altérité, Autrui).

Lorsque l’actualisation statistique de l’identité (homogénéité, Je) domine, elle implique la potentialisation de la diversité (altérité, hétérégonéité ou Autrui) et donne naissance à ce que nous expérimentons comme matière macrophysique.
Lorsque l’actualisation statistique de la diversité (altérité, hétérogénéité, Autrui) domine, elle implique la potentialisation de l’identité (homogénéité ou Je) et donne naissance à ce que nous expérimentons comme matière vivante.

Dans la lutte opposant les systèmes vivants et macrophysiques, lorsqu’il existe un presque équilibre entre actualisation potentialisation statistiques de l’identité et de la diversité (altérité), cela donne naissance à ce que Lupasco appelle matière neuro-psychique, très proche pour lui de la matière microphysique (raison pour laquelle nous évoquons trois matières et non quatre).

« Ce que n’a pu saisir aucune pensée dialectique, de l’Antiquité la plus reculée aux Temps modernes, du Yang et du Yin chinois jusqu’à Hegel et Marx, c’est que l’énergie, pour exister et dans la mesure où elle existe, comporte, précisément de par son antagonisme contradictoire constitutif, non seulement les propriétés de l’homogénéisation et de l’hétérogénéisation, engendrant les deux matières physique et biologique, mais celles de la potentialisation et de l’actualisation, et telles que ni l’une ni l’autre ne peuvent s’actualiser rigoureusement en potentialisant rigoureusement son antagonisme contradictoire, sans quoi l’énergie elle-même cesserait d’exister, et l’univers de ce fait même.

Si bien que si l’homogénéisation s’actualise progressivement et relativement, en potentialisant de la sorte l’hétérogénéité et en donnant naissance à la matière physique, et si l’hétérogénéité, de par une dialectique inverse de celle-là, s’actualise de son côté, progressivement et relativement, en potentialisant l’homogénéité et en engendrant la matière biologique, une troisième possibilité existe ; inscrite dans la nature logique de l’énergie, où ni l’une ni l’autre ne peuvent s’actualiser que dans ce que j’ai appelé l’état – du tiers inclus – de semi-actualisation et semi-potentialisation respectives et réciproques, constituant une nouvelle et troisième dialectique matérialisante ; une dialectique des deux autres, qu’elle tient en échec et dirige, dialectique qui est celle du système neuropsychique. C’est ainsi qu’elle contrôle les deux autres, qui se combattent en chaque système physique et biologique, et fonde la notion même de contrôle mental comme celles par là même d’une conscience de la conscience et d’une connaissance de la connaissance, avec la maîtrise de la sorte des deux orientations contradictoires des deux dialectiques qui la constituent. » (Lupasco, 1979, 16-17).

Ainsi, lorsque nous parlons de matière, nous devrions parler de matières, chacune d’elles présentant des propriétés et une logique de fonctionnement particulières : la matière dite inerte (vocable à revoir totalement), la matière dite vivante, ou le vivant, et la matière dite neuro-psychique ou psychique. Dans les trois cas, nous considérerons qu’il s’agit de conscience en manifestation, mais il semble essentiel d’étudier, au moins grossièrement, ces différentes matières pour en dégager les éléments essentiels, les similitudes et les différences, notamment au niveau de leur comportement. En effet, connaissant les caractéristiques de base de chacune des matières, nous pourrons développer des stratégies différentes et surtout adaptées à ce qu’elles sont lorsque nous nous adresserons à elles.


La matière macro physique

La matière que nous expérimentons comme macro physique correspond au système dans lequel l’actualisation statistique de l’identité (homogénéité, Je) domine. Elle implique la potentialisation de la diversité (ou altérité, hétérégonéité, Autrui). C’est la matière du physicien, régie par les lois de la physique, de la mécanique et de la chimie : conservation de l’énergie, second principe de thermodynamique, principe d’entropie. C’est un système fermé ce qui le rend stable et persistant, mais d’évolution difficile. Sa persistance résulte de la fiabilité des éléments qui la constituent, mais elle ne semble pas douée de la possibilité d’auto-organisation. Enfin, système fermé, elle semble non communicante (ne paraît pas répondre à une information transmise par une conscience). C’est ce qui nous la fait considérer comme non vivante.

La matière vivante

La matière que nous expérimentons comme vivante correspond au système dans lequel l’actualisation statistique de la diversité (altérité, hétérogénéité, Autrui) domine. Elle implique la potentialisation de l’identité (homogénéité, Je). C’est la matière du biologiste, caractérisée par sa capacité d’auto régulation, par un certain auto-déterminisme qui lui confère une mobilité inhérente observable. Elle est communicante, consciente (même si nous ne pouvons déterminer qu’elle est consciente de sa conscience), capable d’apprentissage et donc d’évolution. Elle est auto organisée à partir d’éléments peu fiables (molécules), mais parvient à se reconstituer et à se perpétuer presque également à elle-même et à évoluer.

La matière neuro-psychique

La matière que nous expérimentons comme neuro psychique résulte de la confrontation des deux autres et se caractérise par le fait qu’il y existe un presque équilibre entre actualisation et potentialisation statistiques de l’identité (Je) et de la diversité (altérité, Autrui). Au sein des organismes vivants, elle correspond au développement du système nerveux qui permet à l’organisme vivant d’établir la conscience ou la connaissance de l’intérieur et de l’extérieur, de se connaître donc comme sujet (intérieur) en opposition à un extérieur, envisagé comme objet, de prendre conscience de son existence en tant qu’organisme et aux stades évolutifs les plus avancés, à la conscience de prendre conscience de sa conscience et de se connaître en tant que connaissant.
« Antagonisme, homogénéité et hétérogénéité, contradiction et non-contradiction, potentialisation et actualisalion fournissent un appareil notionnel tripolaire, une logique généralisée constituant une grille à appliquer à toute expérience, à tout phénomène, afin de savoir dans quel type de système et de structure on peut et on doit les ranger. » (Lupasco, 1987, 85).

Synergies de consciences

Nos systèmes corporels sont évidemment composés des trois matières, intégrées, mais oeuvrant chacune selon ses lois et sa logique propres. Mais n’oublions pas qu’il s’agit d’impressions que provoquent, considérés de l’extérieur, les systèmes, petits et grands, engendrés par les énergies antagonistes et contradictoires. Ces matières, « on les retrouve, qui coexistent, à tous les niveaux de complexité croissante (les électrons et le noyau ne disparaissent pas, ne se fondent pas dans l’atome, qui est un système et non point une synthèse ; les atomes ne fusionnent pas pour former une molécule, etc.). » (Lupasco, 1982, 151-152).

L’intérêt de cette analyse vient vite à la conscience : en tant que thérapeute, nous avons tout intérêt à déterminer à quelle manifestation de conscience, donc à quelle matière nous désirons nous adresser et, par conséquent, à adapter notre comportement aux règles, lois et logiques régissant son fonctionnement. Cela donnera à nos interventions plus de discernement et potentiellement plus d’efficacité. Mais cela nécessite un changement de paradigme qui nous fasse passer de la considération du corps « chose » à celle du corps consciences. C’est ce qu’entamait déjà le premier livre sur l’approche tissulaire et que développe le tome 2, paru en mai 2005 aux éditions Sully.


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